Lire Racine

Georges Forestier  préface éd. La pléiade

 

 

 

 

            Une chose assez singulière, et qui peut-être, ne se trouve que dans notre langue c'est que nous nous deux manières de prononcer, l'une pour la conversation, I'autre pour la déclamation. Celle-ci donne de la force et du poids aux paroles, et laisse à chaque syllabe l'étendue qu'elle peut comporter : au lieu que celle-là, pour être coulante et légère, adoucit certaines diphtongues et supprime des lettres finales.

 

ABBÉ D’OLIVET, Remarques de grammaire sur Racine, 1738.

 

            Il allait de soi, pour un auteur aussi répandu que Racine, de présenter ses œuvres dans une graphie modernisée. C'est au demeurant le principe adopté par la Bibliothèque de la Pléiade pour tous les auteurs du XVlle siècle. Il importe peu de savoir aujourd'hui, sinon à titre de curiosité, que le premier vers d'Andromaque revêtait cette forme: « Ouy, puis que je retrouve un Amy si fidelle ». D'autant que moderniser l'orthographe n'affecte en rien la lettre des textes dans la mesure où la graphie des mots n'était pas fixée à l'époque. .

 

            Nous avons en revanche scrupuleusement respecté la ponctuation originale—sauf dans quelques rares cas, manifestement fautifs—, bien qu'elle puisse parfois surprendre nos habitudes de lecture . Outre que moderniser la ponctuation, comme on le fait depuis deux siècles, aboutit souvent à imposer l'interprétation de l'éditeur (de telle sorte que le même texte établi par deux éditeurs différents peut présenter des ponctuations différentes et, partant, des nuances de sens différentes), il s'agit d'une véritable trahison des intentions explicites d'un auteur pour qui la ponctuation — à la différence de l'orthographe — relevait de règles stables, quoique différentes des nôtres, et jouait un rôle essentiel dans la lecture de ses vers.

 

            Les règles actuelles—accordées à un type de lecture qui a achevé de s'imposer au XIXe siècle, la lecture silencieuse—assignent à la ponctuation la fonction de distinguer pour l'œil des ensembles syntaxiques et d'introduire des nuances de sens. Au XVIIe siècle —qui ne connaissait qu'une forme de lecture pour les textes poétiques, la lecture à haute voix—, la ponctuation avait pour fonction de marquer les pauses dans le discours, en guidant la voix et le souffle: on ne se préoccupait du sens que lorsqu'il s'agissait du point—qui signale la fin d'une période considérée comme achevée—du point d'interrogation et du point d'exclamation. Les traités de langue, de grammaire ou de poésie s'attachaient ainsi à marquer soigneusement la gradation des pauses dans le discours que devaient signaler la virgule, le point-virgule, les deux-points et le point, et soulignaient par exemple que le point-virgule est une variante de la virgule, destinée à marquer une pause à peine plus longue, surtout destinée à se substituer à elle dans une période un peu étendue, tandis que les deux-points (que Racine utilise très rarement) marquent une pause plus longue que le point-virgule. C'est pourquoi il arrive fréquemment chez Racine et tous les écrivains de son temps qu'un point-virgule apparaisse à l'intérieur d'une même phrase, introduisant une légère suspension vocale entre une série de propositions subordonnées et la proposition principale. On lit ainsi dans Bérénice ( Antiochus rappelle à Bérénice les exploits militaires de Titus en Judée ):

 

Quoiqu'attendu, Madame, à l'Empire du Monde,

Chéri de l’univers, enfin aimé de vous ;

Il semblait à lui seul appeler tous les coups, ( I, 4, vers 220-222 )

 

Au nom de cette fonction rythmique de la ponctuation, le point lui-même peut venir séparer deux propositions subordonnées lorsqu'il s'agit de marquer une longue pause entre elles, comme on le voit dans ces vers de La Thébaïde:

 

De tout le sang Royal il ne reste que nous,

Et plût aux Dieux, Créon, qu'il ne restât que vous.

Et que mon désespoir prévenant leur colère,

Eût suivi de plus près le trépas de ma mère .

 

Pour les mêmes raisons, mais en sens inverse, on peut s'attendre à ce qu'un ensemble apposé à un substantif ne soit pas nécessairement encadré par des virgules . Voici comment les vers 405-406 de Britannicus, dans lesquels on a pris l'habitude, depuis le XIXe siècle, d'introduire quatre virgules (après comme, amour, yeux, fermer, se lisent dans toutes les éditions parues du vivant de Racine:

 

Voilà comme occupé de mon nouvel amour

Mes yeux sans se fermer ont attendu le jour.

 

On voit aisément que la ponctuation actuelle, en désarticulant ces deux vers en cinq segments inégaux, ne tient aucun compte de leur rythme. Il faut avoir en effet présent à l'esprit, et certains traités de poésie insistaient fortement sur ce point, que l'alexandrin obéissait à une structure rythmique rigoureuse—deux hémistiches égaux articulés autour de la césure placée après la sixième syllabe—offrant la possibilité de marquer une pause très légère au milieu du vers et impliquant une pause légère à la fin du vers, à moins que, justement, une ponctuation n'indique explicitement la nécessité d'une pause supplémentaire. Or, si Racine se révèle l'auteur de tragédies le plus soucieux de jouer sur les effets dits de naturel, cherchant souvent dans cette intention à désarticuler le rythme traditionnel de l'alexandrin par des ruptures de construction, des enjambements et des rejets et par l'utilisation de la ponctuation, il s'est gardé ici d'introduire la moindre indication spécifique de lecture, pas même à la fin du premier vers où la présence d'une virgule aurait marqué l'exigence d'une suspension un peu plus longue. Ce qui implique que les deux vers cités appelaient la lecture suivante:

 

Voilà comme occupé [/]  de mon nouvel amour //

Mes yeux sans se fermer / ont attendu le jour.///

 

Outre sa fonction rythmique, la ponctuation servait à marquer les tons et les intensités, comme d'ailleurs une bonne part des très nombreuses majuscules que l'on rencontre dans tous les textes de l'époque et qu'il semble quelquefois impossible d'expliquer.  La plus frappante de ces majuscules d'intensité apparaît au vers 830 de Bajazet: «J'ai cédé mon Amant, Tu t'étonnes du reste » ( III, 1 ). Racine l'a maintenue dans toutes les éditions. C'est pourquoi il est très fréquent chez tous les écrivains du XVIIe siècle, qu'une virgule sépare un groupe sujet du groupe verbal ou encore un ensemble sujet-verbe de la proposition complétive qui le suit. Ainsi du vers 1566 de Phèdre:

 

Dis-lui, qu'avec douceur il traite sa captive

 

Inadmissible aujourd'hui, cette virgule qui sépare un verbe de sa proposition complétive crée une suspension destinée à produire un accent d'intensité sur les premiers mots.

 

De même doit-on considérer comme une marque de hauteur de voix (presque un cri) I'étonnant point d'interrogation du vers 705 de La Thébaïde,

 

Parlez, parlez, ma Fille ?

 

que Racine a maintenu dans toutes les éditions, alors même que cette pièce est celle qu'il a le plus profondément modifiée d'une édition à l'autre. Succédant à une série de questions marquant l'angoisse, le désespoir et la fureur manifestés par une mère dont les deux fils cherchent à s'entre-tuer, ce point d'interrogation indique que la voix doit se maintenir à la même hauteur qu'à la fin de chaque vers précédent7 . S'il est tout à fait exceptionnel que le point d'interrogation soit ainsi un pur signe d'intonation coupée de toute fonction grammaticale—Racine préférant pour sa part multiplier les vraies interrogations et exclamations pour marquer la montée de l'émotion—, le phénomène inverse est beaucoup plus fréquent: des phrases interrogatives peuvent se terminer par un simple point, indiquant par là que la question est purement informative et qu'aucune montée de voix à la fin du vers ne doit pouvoir être interprétée comme une marque d'émotion. Courant chez Rotrou et chez Molière, ce « point d'intonation » se rencontre à plusieurs reprises dans la première édition de La Thébaïde, et notamment dans un vers qui est l'exact pendant de celui que nous venons de citer (v. 39):

 

Ma fille, avez-vous su l’excès de nos misères.

 

Supportée par l'inversion du sujet (que souligne la légère accentuation de su impliquée par la césure), la forme interrogative peut ainsi se dispenser de tout point d'interrogation. Ce système de notation vocale—auquel Racine va renoncer progressivement par souci de la perfection grammaticale de la chose imprimée—se retrouve sous la même forme dans les deux premières éditions (1670-1675) de Britannicus:

 

Burrhus avez-vous vu quels regards furieux

Néron en me quittant m’a laissé pour Adieux.

 

C'est une question oratoire en forme de constat désabusé que formule Agrippine: le « point d'intonation » indique donc aux lecteurs et aux comédiens que la voix ne doit surtout pas monter à la fin du second vers .

 

Autant dire que le respect de la ponctuation originale permet de découvrir que celle-ci est avant tout un guide pour la lecture à haute voix et pour la déclamation: elle nous invite à lire un texte de théâtre de cette époque selon la manière même dont il a été conçu. Racine, qui était considéré comme le meilleur déclamateur de son temps et qui faisait répéter à la Champmeslé chaque nuance de la déclamation de chaque vers, a écrit ses pièces en les prononçant à voix haute et en notant par la ponctuation comment elles devaient être déclamées par les comédiens, et dites par tous ses lecteurs ; jamais il n'aurait songé en les composant qu'elles pourraient un jour être lues par des lecteurs formés à la seule lecture silencieuse ou qu'elles pourraient être jouées de manière « psychologiste » par des acteurs adeptes de l'une ou l'autre des nombreuses formes de jeu naturaliste et qui voient dans les alexandrins raciniens une sorte de prose rimée, Qui osera aujourd'hui lire ces textes à voix haute en suivant les nuances de la diction impliquées par la versification et marquées par la ponctuation, goûtera pleinement la beauté des vers de Racine.

 

C'est seulement à la fin de sa vie, au moment où il souhaite la disparition du théâtre public, comme nous l'avons expliqué au début de l'introduction, que Racine s'avise que son œuvre devrait pouvoir devenir un simple objet de lecture individuelle: on observe dans les éditions de 1687 et de 1697 de ses Œuvres -  une tendance vers la normalisation de la ponctuation.

Lire ces vers à voix haute, c'est aussi avoir à l'esprit que l'alternance entre les rimes masculines et les rimes féminines (se terminant par un e muet), qui est de règle dans tous les textes poétiques à rimes suivies, avait une conséquence concrète dans la diction. Depuis Ronsard, qui écrivait en 1565 que les alexandrins « sont composez de douze à treize syllabes, les masculins de douze, les féminins de treize », jusqu'à guillaume Colletet, qui précise un siècle plus tard que « les Alexandrins féminins sont de treize syllabes, les masculins de douze », il n'est personne qui ignorât qu'en poésie le e muet se devait d'être prononcé à la rime, allongeant ainsi le vers féminin d'une (courte) syllabe.

 

<<—retour