LES BONNES
(extrait )
Jean GENET
1968
Claire, Solange
La chambre de Madame. Meubles Louis XV. Au fond, une fenêtre ouverte sur la façade de l'immeuble en face. A droite, le lit. A gauche, une porte et une commode. Des fleurs à profusion. C'est le soir. L'actrice qui joue Solange est vêtue d'une petite robe noire de domestique. Sur une chaise, une autre petite robe noire, des bas de fil noirs, une paire de souliers noirs à talons plats.
CLAIRE, debout, en combinaison, tournant le dos à la coiffeuse.—Son geste — le bras tendu et le ton seront d'un tragique exaspéré.
Et ces gants! Ces éternels gants! Je t'ai dit souvent de les laisser à la cuisine. C'est avec ça, sans doute, que tu espères séduire le laitier. Non, non, ne mens pas, c'est inutile. Pends-les au-dessus de l'évier. Quand comprendras-tu que cette chambre ne doit pas être souillée? Tout, mais tout! ce qui vient de la cuisine est crachat. Sors. Et remporte tes crachats! Mais cesse!
Pendant cette tirade, Solange jouait avec une paire de gants de caoutchouc, observant ses mains gantées, tantôt en bouquet, tantôt en éventail.
Ne te gêne pas, fais ta biche. Et surtout ne te presse pas, nous avons le temps. Sors
Solange change soudain d'attitude et sort humblement, tenant du bout des doigts les gants de caoutchouc. Claire s'assied à la coiffeuse. Elle respire les fleurs, caresse les objets de toilette, brosse ses cheveux, arrange son visage.
Préparez ma robe. Vite le temps presse. Vous n’êtes pas là? (Elle se retourne.) Claire !Claire!
Entre Solange.
SOLANGE
Que Madame m'excuse, je préparais le tilleul (Elle prononce tillol.) de Madame.
CLAIRE
Disposez mes toilettes. La robe blanche pailletée. L'éventail, les émeraudes.
SOLANGE
Tous les bijoux de Madame?
CLAIRE
Sortez-les. Je veux choisir. (Avec beaucoup d'hypocrisie.) Et naturellement les souliers vernis. Ceux que vous convoitez depuis des années.
Solange prend dans l'armoire quelques écrins qu'elle ouvre et dispose sur le lit.
Pour votre noce sans doute. Avouez qu'il vous a séduite ! Que vous êtes grosse ! Avouez-le!
Solange s'accroupit sur le tapis et, crachant dessus, cire des escarpins vernis.
Je vous ai dit, Claire, d'éviter les crachats. Qu'ils dorment en vous, ma fille, qu'ils y croupissent. Ah! ah! vous êtes hideuse, ma belle. Penchez-vous davantage et vous regardez dans mes souliers. (Elle tend son pied que Solange examine.) Pensez-vous qu'il me soit agréable de me savoir le pied enveloppé par les voiles de votre salive? Par la brume de vos marécages?
SOLANGE, à genoux et très humble.
Je désire que Madame soit belle.
CLAIRE, elle s’arrange dans la glace.
Vous me détestez, n'est-ce pas ? Vous m'écrasez sous vos prévenances, sous votre humilité, sous les glaïeuls et le réséda. (Elle se lève et d'un ton plus bas.) On s'encombre inutilement. Il y a trop de fleurs. C'est mortel. (Elle se mire encore.) Je serai belle. Plus que vous ne le serez jamais. Car ce n'est pas avec ce corps et cette face que vous séduirez Mario. Ce jeune laitier ridicule vous méprise, et s’il vous a fait un gosse...
SOLANGE
Oh! mais, jamais je n'ai...
CLAIRE
Taisez-vous, idiote! Ma robe!
SOLANGE, elle cherche dans l'armoire, écartant quelques robes.
La robe rouge. Madame mettra la robe rouge
CLAIRE
J'ai dit la blanche, à paillettes.
SOLANGE, dure
Madame portera ce soir la robe de velours écarlate.
CLAIRE, naïvement.
Ah? Pourquoi?
SOLANGE, froidement.
Il m'est impossible d'oublier la poitrine de Madame sous le drapé de velours. Quand Madame soupire et parle à Monsieur de mon dévouement! Une toilette noire servirait mieux votre veuvage.
CLAIRE
Comment?
SOLANGE
Dois-je préciser?
CLAIRE
Ah! tu veux parler... Parfait. Menace-moi. Insulte ta maîtresse. Solange, tu veux parler, n'est-ce pas, des malheurs de Monsieur. Sotte. Ce n'est pas l'instant de le rappeler, mais de cette indication je vais tirer un parti magnifique. Tu souris? Tu en doutes?
(Le dire ainsi: Tu souris = tu en doutes.)
SOLANGE
Ce n'est pas le moment d'exhumer...
CLAIRE
Mon infamie? Mon infamie! D'exhumer! Quel mot!
SOLANGE
Madame!
CLAIRE
Je vois où tu veux en venir. J'écoute bourdonner déjà tes accusations, depuis le début tu m’injuries, tu cherches l’instant de me cracher à la face.
SOLANGE, pitoyable.
Madame, Madame, nous n'en sommes pas encore là. Si Monsieur...
CLAIRE
Si Monsieur est en prison, c'est grâce à moi, ose le dire ! Ose ! Tu as ton franc-parler, parle.
J'agis en dessous, camouflée par mes fleurs, mais tu ne peux rien contre moi.
SOLANGE
Le moindre mot vous paraît une menace. Que Madame se souvienne que je suis la bonne.
CLAIRE
Pour avoir dénoncé Monsieur à la police, avoir accepté de le vendre, je vais être à ta merci ? Et pourtant j'aurais fait pire. Mieux. Crois-tu que je n'aie pas souffert? Claire, j'ai forcé ma main, tu entends, je l’ai forcée, lentement, fermement, sans erreur, sans ratures, à tracer cette lettre qui devait envoyer mon amant au bagne. Et toi, plutôt que me soutenir, tu me nargues? Tu parles de veuvage! Monsieur n'est pas mort, Claire. Monsieur, de bagne en bagne, sera conduit jusqu'à la Guyane peut-être, et moi, sa maîtresse, folle de douleur, je l’accompagnerai. Je serai du convoi. Je partagerai sa gloire. Tu parles de veuvage. La robe blanche est le deuil des reines, Claire, tu l’ignores. Tu me refuses la robe blanche
SOLANGE, froidement.
Madame portera la robe rouge.
CLAIRE, simplement.
Bien. (Sévère.) Passez-moi la robe. Oh! je suis bien seule et sans amitié. Je vois dans ton œil que tu me hais.
SOLANGE
Je vous aime.
CLAIRE
Comme on aime sa maîtresse, sans doute. Tu m'aimes et me respectes. Et tu attends ma donation, le codicille en ta faveur...
SOLANGE
Je ferais l’impossible...
CLAIRE, ironique.
Je sais. Tu me jetterais au feu. (Solange aide Claire à mettre la robe.) Agrafez. Tirez moins
fort. N'essayez pas de me ligoter. (Solange s'agenouille aux pieds de Claire et arrange les plis de la robe.) Évitez de me frôler. Reculez-vous. Vous sentez le fauve. De quelle infecte soupente où la nuit les valets vous visitent rapportez-vous ces odeurs? La soupente! La chambre des bonnes! La mansarde! (Avec grâce.) C'est pour mémoire que je parle de l'odeur des mansardes, Claire. Là... (Elle désigne un point de la chambre.) Là, les deux lits de fer séparés par la table de nuit. Là, la commode en pitchpin avec le petit autel à la Sainte Vierge. C'est exact, n'est-ce pas?
SOLANGE
Nous sommes malheureuses. J'en pleurerais.
CLAIRE
C'est exact. Passons sur nos dévotions à la Sainte Vierge en plâtre, sur nos agenouillements. Nous ne parlerons même pas des fleurs en papier... (Elle rit.) En papier! Et la branche de buis bénit! (Elle montre les fleurs de la chambre.) Regarde ces corolles ouvertes en mon honneur! Je suis une Vierge plus belle, Claire.
SOLANGE
Taisez-vous...
CLAIRE
Et là, la fameuse lucarne, par où le laitier demi-nu saute jusqu’à votre lit!
SOLANGE
Madame s'égare, Madame...
CLAIRE
Vos mains! N'égarez pas vos mains. Vous l’ai-je assez murmuré ! elles empestent l'évier.
SOLANGE
La chute!
CLAIRE
Hein?
SOLANGE, arrangeant la robe. La chute. J'arrange votre chute d'amour.
CLAIRE
Écartez-vous, frôleuse!
Elle donne à Solange sur la tempe un coup de talon Louis XV. Solange accroupie vacille et recule.
SOLANGE
Voleuse, moi?
CLAIRE
Je dis frôleuse. Si vous tenez à pleurnicher, que ce soit dans votre mansarde. Je n'accepte ici, dans ma chambre, que des larmes nobles. Le bas de ma robe, certain jour, en sera constellé, mais de larmes précieuses. Disposez la traîne, traînée !
SOLANGE
Madame s'emporte!
CLAIRE
Dans ses bras parfumés, le diable m'emporte. Il me soulève, je décolle, je pars... (Elle frappe le sol du talon.).., et je reste. Le collier? Mais dépêche-toi, nous n'aurons pas le temps. Si la robe est trop longue, fais un ourlet avec des épingles de nourrice.
(Solange se relève et va pour prendre le collier dans un écrin, mais Claire la devance et s'empare du bijou. Ses doigts ayant frôlé ceux de Solange, horrifiée, Claire recule).
Tenez vos mains loin des miennes, votre contact est immonde. Dépêchez-vous.
SOLANGE
Il ne faut pas exagérer. Vos yeux s'allument. Vous atteignez la rive.
CLAIRE
Vous dites?
SOLANGE
Les limites. Les bornes. Madame. Il faut garder vos distances.
CLAIRE
Quel langage, ma fille. Claire? tu te venges, n'est-ce pas ? Tu sens approcher l’instant où tu quittes ton rôle...
SOLANGE
Madame me comprend à merveille. Madame me devine.
CLAIRE
Tu sens approcher l'instant où tu ne seras plus la bonne. Tu vas te venger. Tu t'apprêtes? Tu aiguises tes ongles? La haine te réveille? Claire n'oublie pas. Claire, tu m'écoutes ? Mais Claire, tu ne m'écoutes pas?
SOLANGE, distraite.
Je vous écoute.
CLAIRE
Par moi, par moi seule, la bonne existe. Par mes cris et par mes gestes.
SOLANGE
Je vous écoute.
CLAIRE, elle hurle.
C'est grâce à moi que tu es, et tu me nargues! Tu ne peux savoir comme il est pénible d'être Madame, Claire, d'être le prétexte à vos simagrées ! Il me suffirait de si peu et tu n'existerais plus. Mais je suis bonne, mais je suis belle et je te défie. Mon désespoir d'amante m'embellit encore
SOLANGE, méprisante.
Votre amant
CLAIRE
Mon malheureux amant sert encore ma noblesse, ma fille. Je grandis davantage pour te réduire et t'exalter. Fais appel à toutes tes ruses. Il est temps !
SOLANGE, froidement.
Assez ! Dépêchez-vous. Vous êtes prête ?
CLAIRE
Et toi?
SOLANGE, doucement d'abord.
Je suis prête, j'en ai assez d'être un objet de dégoût. Moi aussi, je vous hais...
CLAIRE
Doucement, mon petit, doucement...
Elle tape doucement l'épaule de Solange pour l'inciter au calme.
SOLANGE
Je vous hais! Je vous méprise. Vous ne m'intimidez plus. Réveillez le souvenir de votre amant, qu’il vous protège. Je vous hais ! Je hais votre poitrine pleine de souffles embaumés.Votre poitrine…d'ivoire ! Vos cuisses... d'or ! Vos pieds... d'ambre! (Elle crache sur la robe rouge.) Je vous hais!
CLAIRE, suffoquée.
Oh! oh! mais...
SOLANGE, marchant sur elle.
Oui Madame, ma belle Madame. Vous croyez que tout vous sera permis jusqu'au bout? Vous croyez pouvoir dérober la beauté du ciel et m'en priver? Choisir vos parfums, vos poudres, vos rouges à ongles, la soie, le velours, la dentelle et m'en priver? Et me prendre le laitier? Avouez ! Avouez le laitier! Sa jeunesse, sa fraîcheur vous troublent, n'est-ce pas? Avouez le laitier. Car Solange vous emmerde !
CLAIRE, affolée.
Claire! Claire !
SOLANGE
Hein?
CLAIRE, dans un murmure.
Claire, Solange, Claire.
SOLANGE
Ah! oui, Claire. Claire vous emmerde !Claire est là, plus claire que jamais. Lumineuse
Elle gifle Claire.
CLAIRE
Oh! oh! Claire... vous.., oh!
SOLANGE
Madame se croyait protégée par ses barricades de fleurs, sauvée par un exceptionnel destin, par le sacrifice. C'était compter sans la révolte des bonnes. La voici qui monte, Madame. Elle va crever et dégonfler votre aventure. Ce monsieur n'était qu'un triste voleur et vous une...
CLAIRE
Je t'interdis
SOLANGE
M’interdire ! Plaisanterie ! Madame est interdite. Son visage se décompose. Vous désirez un miroir?
Elle tend à Claire un miroir à main.
CLAIRE, se mirant avec complaisance.
J'y suis plus belle! Le danger m'auréole, Claire, et toi tu n'es que ténèbres...
SOLANGE
…infernales ! Je sais. Je connais la tirade . Je lis sur votre visage ce qu’il faut vous répondre et j'irai jusqu'au bout. Les deux bonnes sont là— les dévouées servantes ! Devenez plus belle pour les mépriser. Nous ne vous craignons plus. Nous sommes enveloppées, confondues dans nos exhalaisons, dans nos fastes, dans notre haine pour vous. Nous prenons forme, Madame. Ne riez pas. Ah! surtout ne riez pas de ma grandiloquence...
CLAIRE
Allez-vous-en.
SOLANGE
Pour vous servir, encore, Madame! Je retourne à ma cuisine. J'y retrouve mes gants et l'odeur de mes dents. Le rot silencieux de l'évier. Vous avez vos fleurs, j’ai mon évier. Je suis la bonne. Vous au moins vous ne pouvez pas me souiller. Mais vous ne l'emporterez pas en paradis. J'aimerais mieux vous y suivre que de lâcher ma haine à la porte. Riez un peu, riez et priez vite, très vite ! Vous êtes au bout du rouleau ma chère ! (Elle tape sur les mains de Claire qui protège sa gorge.) Bas les pattes et découvrez ce cou fragile. Allez, ne tremblez pas, ne frissonnez pas, j'opère vite et en silence. Oui, je vais retourner à ma cuisine, mais avant je termine ma besogne.
Elle semble sur le point d'étrangler Claire. Soudain un réveille-matin sonne. Solange s'arrête. Les deux actrices se rapprochent, émues, et écoutent, pressées l’une contre l’autre.
Déjà?