LՎchange

 

 

 

( Premire version )

 

 

Personnages

 

LOUIS LAINE.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE.

MARTHE.

LECHY ELBERNON.

 

 

ACTE PREMIER

 

L'Amrique. Littoral de l'Est. Une plage au fond d'une baie enceinte par les roches et par des collines boises; les arbres descendent jusqu la mer. La mare est basse et laisse la grve dcouverte. Premires heures de la matine.

Marthe est assise sous les arbres, les jeux fixs terre. Louis Laine, un jeune homme maigre et robuste, aux cheveux noirs et la peau cuivre, sort de l'eau et revient prs d'elle. Ils'essuie le corps nonchalamment avec de l'herbe qu'il arrache, puis, s'accroupissant, il demeure en silence. Du menton, il fait
un petit signe, montrant la ligne de l'horizon.

 

 

           MARTHE. La journe qu'on voit clair et qui dure jusqu' ce qu'elle soit finie!

Dis, Louis, toute la nuit il a plu

A verse, comme il pleut ici, et j'coutais l'eau, songeant a tous ceux qui l'coutent

A ce mme intant, qu'ils se soient rveills ou ceux qui ne dorment pas encore.

La mer la mare de Minuit dbordait

Avec tout son bruit, crachant contre la porte ferme.

La voil qui s'est retire, et deux fois elle remplira ses bords, suivant la Lune

           Et le Soleil jusqu' ce quil soit retir aux hommes comme une lampe,

Afin qu'ils puissent dormir.

Mais tu n'as point pass la nuit dehors ?

Louis LAINE, remettant son pantalon et sa chemise, qui est couleur sang de boeuf. Bah!

J'ai vu bien d'autres temps.

Mais j'tais couch dans un lit.

MARTHE. O tais-tu?

Louis LAINE. Chez eux.

 

 

Il dsigne du pouce un ct de la scne derrire lui. - Silence.

 

 

MARTHE. Tu as bien fait de ne pas passer la nuit dehors.

Louis LAINE. J'tais emptr dans le chaud, j'tais emml dans les draps!

Et je suis sorti de la maison demi rvant, riant, billant,

Et je marchais tout nu, et des pins

Les gouttes d'eau me tombaient entre l'oreille et l'paule.

Et d'un coup je me suis jet, la tte en avant,

Dans la mer, telle que le lait nouvellement trait.

Et tant remont j'ai rendu mon souffle et en mme temps

J'ai vu que le soleil s'tait lev, et de nouveau ayant respir plein corps,

Culbutant entre mes genoux, je me suis enfonc en bas.

Comme une pierre qui disparat,

Je descends dans la profondeur de la mer.

Et tantt je nageais, et tantt, prs du rivage, me tenant debout, je me passais les mains sur le corps du haut en bas,

Comme un homme qui se dpouille d'un vtement.

 

 

Il se couche tout de son long sur le dos.

 

 

MARTHE. Est-ce que nous partons demain, comme tu l'avais dit ?

Louis LAINE, paresseusement. Demain...

Ah oui.

Demain? ESt-ce que j'ai dit cela?

Je ne sais ce que c'est qu'hier et que demain. C'est assez que d'aujourd'hui pour moi.

MARTHE. Maintenant que les matres de la maison sont l...

 

Silence.

 

Louis LAINE. Je vole dans l'air comme un busard, comme Jean-le-Blanc qui plane

Et je vois la terre paratre sous les flammes du soleil, et j'entends

Le craquement de l'illumination gagner

La terre sous la splendeur du soleil, et les fleuves qui coulent selon la bosse de son corps, et les passants qui changent de place petitement,

Et les chemins de fer, et les maisons parses, et les villes des hommes dans la poussire.

C'est l'heure o l'ouvrier billant remet la courroie sur la roue, et le balancier plonge au travers du parquet.

Mais je regarde seulement si je ne trouverai pas un lapin avant qu'il rentre au bois ou une dinde sur la branche.

MARTHE. Dis-moi,

J'aimerais mieux m'en aller, comme tu l'avais dit.

Louis LAINE. Pourquoi?

MARTHE. Tu disais que nous irions l-bas et nous aurions une maison nous.

Je ferai ce que tu voudras, Louis.

(Profondment :) Je n'aime pas ces gens d'ici.

Sans doute c'est trs gentil qu'ils t'aient pris ainsi pour surveiller.

Mais je n'aime pas cet homme, quand il vous regarde ainsi fixement, la main dans sa poche comme s'il comptait dedans ce que vous valez.

Et cette femme, c'est sans doute sa femme,

(Avec expression :) Avec ces yeux qu'elle a

Elle ne rit jamais et toujours elle a l'air de rire.

Louis LAINE. Regarde, l-bas ! Eh? au ras du cap, vois-tu ?

MARTHE. Quoi donc?

Louis LAINE. La fume ! ne vois-tu pas la fume?

C'est la Vieille-de-dessous-la-Vague qui fait la cuisine;

Elle a des coquillages pour oreilles. Sa chemine dpasse quand le flot est bas.

Et les chambres sont pleines de dfroques de marins, plus que les maisons de prts sur gages; et de montres, et de sifflets,

Et de cloches avec le nom du navire; et de pices d'or et d'argent que la mer a uses comme des graviers; et de sacs de grenats.

Un jour que le chauffeur du Narragansett

MARTHE, tendrement. Tu as toujours des histoires raconter

Louis LAINE. Je n'ai pas t lev

Dans les villes aux rues infinies, pleines de peuple, et de l'arbre la feuille touffue est agite devant le ciel couleur de feu.

Une araigne

M'avait attach par le poignet avec un fil et j'avais de l'herbe jusqu'au cou;

Et du milieu de sa toile elle me racontait des histoires, telle qu'une femme assise.

Et je connaissais les fourmis selon leur nation,

Quand elles vont et viennent comme les ouvriers qui dchargent les bateaux, comme les scieurs de bois qui s'en vont portant des planches deux par deux.

C'tait chez ma nourrice.

Ensuite mon pre m'avait pris avec lui son office, mais je ne savais rien, et j'allais passer la journe dans le trou charbon

Pour lire la Bible, et je prenais de l'argent dans la caisse;

Et il m'a chass de la maison.

J'ai du sang d'Indien dans les veines. Ils avaient un dieu qu'ils appelaient le Menteur ,

Parce qu'il n'est pas revenu.

MARTHE. Et c'est alors que tu as travers l'Ocan blanc

Afin que tu viennes me prendre o j'tais ?

Louis LAINE. J'ai lu la fin d'un livre sur eux; on ne sait pas par o les hommes rouges sont venus,

N'emportant rien avec eux, dans cette terre qui tait comme un fonds abandonn, et il y avait trop de place pour eux.

Et ils vivaient, faisant la guerre aux animaux qui y taient;

Et ils les connaissaient par leur propre nom, et leurs tribus avaient fait alliance ensemble.

Mais les blancs sont venus, traversant la largeur de la mer;

Et ils ont fait un champ, et, ramassant les pierres, ils ont fait un mur autour et chacun vit la place o il est.

Et l'ancien guerrier s'en va, comme sur l'aile de la fume.

Maintenant je vois les millions d'hommes qui vivent ici !

MARTHE. A quoi penses-tu?

Louis LAINE. Je voudrais tre menuisier.

MARTHE. Menuisier?

Louis LAINE. Je voudrais tre conducteur de diligence en Californie.

MARTHE. Il va faire chaud aujourd'hui.

Silence.

Louis LAINE. Il est dix heures, et le soleil monte dans la force de sa cuisse.

Ce n'est plus l'heure o l'eau des lacs a la couleur de la fleur du pommier,

Blanc avec un peu de rose, et la figure de l'enfant s'ouvre comme une rose rouge.

Mais de la gauche tu frappes les hommes avec une lumire clatante,

Et la sueur brille sur leurs fronts, et ils te regardent en montrant les dents d'en haut.

L'active scie

Flamboie au travers de la planche, et les usines sont pleines, et les coles; et l'ouvrier genoux,

Un boulon entre les dents, ramasse sa pince; et l'intrieur de la Bourse,

Les hommes d'argent aux yeux de sourds aboient et agitent les mains.

Et la nuit ramne la volupt.

Et le dimanche ils iront aux champs, rapportant des
feuilles et des bouquets de fleurs jaunes.

Mais moi, je ne fais rien du tout le jour, et je chasse tout seul, tandis que les rayons de soleil changent d'endroit, coutant le cri de l'cureuil.

Et combien reste-t-il encore?

MARTHE. Il ne reste plus rien.

Louis LAINE, soulevant la tte. Comment ? plus rien ? Tu dis qu'il ne reste plus rien?

MARTHE Il ne reste plus rien.

Louis LAINE. Dj!

De tout cet argent que tu avais emport

Je me ferai picier dans l'Ouest. On peut faire de la monnaie. On peut faire la banque avec les mineurs.

MARTHE, plaintivement. M'aimes-tu, Laine?

Louis LAINE. Toujours cette question que font les femmes

MARTHE. Les femmes? quelles femmes?

Louis LAINE. Est-ce que tu n'es pas une femme aussi ?

MARTHE. Une femme aussi ? Il n'y a pas de femmes!

Je suis malheureuse, Laine, je suis jalouse, Laine et je voudrais toujours tre avec toi.

Et quand tu t'en vas, j'en ai de la peine et du ressentiment.

Et je voudrais te suivre et tre l sans que tu le saches, et savoir tout ce que tu fais.

Car peut-tre que tu vas avec d'autres femmes et que tu ne me le dis pas.

La femme sans l'homme, que ferait-elle?

Mais de l'homme envers la pauvre femme, dans son

coeur,

Il n'y a rien de ncessaire et de durable. Et c'est l mon doute et mon tourment.

Est-ce que les femmes ne sont pas bien btes ?

Louis LAINE. Oui.

MARTHE. Mais est-ce que tu m'aimes, dis?

Louis LAINE. Cela me regarde.

Il est honteux un homme de parler de ces choses quand il fait jour.

MARTHE. Laine, j'ai toujours peur pour toi,

Et je pense toujours toi quand tu n'es pas ici,

Comme un enfant dont on ne sait ce qu'il fait. Car, o vont tes yeux, tes mains y sont bientt.

Lows LAINE. O la fracheur de l'eau

O je voudrais tre comme un crapaud dans le cresson quand brille la lune sereine

Il y a une chouette qui chante comme un coucou.

Je voudrais vivre dans l'eau profonde

Il n'y a pas besoin de parler, quoi cela sert-il?

 

Comme un poisson, et je nagerais, ayant tout le corps au mme niveau. O si tout coup il m'clatait des ailes !

Comme j'apprendrais m'en servir, et, confiant dans leur coup rgulier, je volerais sur le gouffre de l'air !

Je voudrais tre un serpent dans l'paisseur de l'herbe. Qu'as-tu me regarder ainsi? C'est ainsi que je te trouve souvent me regarder.

MARTHE. Je ne suis point de celles qui parlent beaucoup.

Mais j'coute; peu de gens savent couter. Mais le son de la voix humaine m'entre jusqu'au coeur mme,

Quand les paroles n'auraient que peu de sens.

Et quand j'tais petite, on disait que j'tais bien sage, parce que je faisais attention tout; je regardais les gens dans les yeux,

coutant ce qu'ils disent, et je les regardais agiter les mains, comme une petite fille-

Qui regarde la bonne l'apprendrle crochet.

Et je vivais la maison et je ne pensais point me marier.

Et un jour tu es entr chez nous comme un oiseau

Etranger que le vent a emport.

Et je suis devenue ta femme.

Et voici qu'en moi est entre la passion de servir.

Et tu m'as remmene avec toi, et je suis

Avec toi.

Voici donc ce pays qui est au del de l'eau

Comme une rivire quand on est de l'autre ct.

Louis LAINE. N'est-ce point un beau pays?

MARTHE. O Louis Laine, je n'avais jamais vu la mer. Chez nous

Le monde ne quitte pas du pays, comme les btes qui vivent sur les lys.

Mais chacun porte dans son coeur, durant qu'il travaille, l'image

De sa porte et de son puits et de l'anneau o il attache le cheval.

O ! et quand nous tions dj partis, un gros bourdon

Passa autour de ma tte et dj il filait vers la terre.

Louis LAINE. Je n'aime pas ce vieux pays. a sent le vieux comme le fond d'un vase.

Il y a trop de routes et l'on sait toujours o l'on est,

Et les gens vous regardent comme un chien qui n'a pas de collier.

MARTHE. Sept jours

Nous avons t en avant, poursuivant le soleil,

Comme quelqu'un qui tient un bouquet de fleurs jaunes la main. Et derriere

Les grands golands nous accompagnaient avec des ailes tour tour

Noires et blanches, comme l'anne, et l'cume s'effaait comme une route.

Et le soir la socit sur le pont en silence

Regardait autour,

Comme du milieu d'un trou, la mer couleur de mre.

Et le quatrime jour

L'air devint comme diffrent et plus pur, et dans le ciel nous vmes le croissant d'une lune nouvelle.

Et nous sommes arrivs la fin.

Louis LAINE. Si long que nous avons travers l'eau

Aussi large la terre

S'tend entre le Sud et la limite du Nord,

Et l'Est, et l'Ouest cet Ocan que l'on appelle Pacifique.

Regarde la carte

C'est le spacieux pays de l'aprs-midi, donn aux hommes l'heure de l'exploitation.

Tu as raison, il faut que nous allions plus loin et que nous quittions cette rive de fivre

Et de bois, entre les tristes champs de roseaux et de brouillards chaleureux. Mais c'est toi-mme qui voulais rester,

Comme si tu ne voulais pas quitter les plis de la mer.

Et il fait bon ici pour chasser.

(Mystrieusement :) Tu t'ennuies, ma tendre amie, mais si je suis avec toi, tu ne voudrais point tre ailleurs.

MARTHE. Laine, je ne m'ennuie pas ! Pourquoi dis- tu cela ?

Je ferai ce que tu voudras. E t-ce que je veux quelque chose de moi-mme, dis?

Pourquoi me dsoles-tu, me faisant un signe de l'oeil, comme quelqu'un dont on ne sait ce qu'il veut?

Car il y a des fois, o comme un petit enfant, tu sembles le plus sage.

Car je suis toi, et ma passion est de faire mon service.

Louis LAINE. Que faut-il que je dise, Marthe?

MARTHE. Tout ! Regarde si je ne te dis pas tout !Mais je suis assise devant toi.

Et je te suis connue, car je suis constante.

Dis-moi si tu aimes une autre femme et nous parlerons d'elle ensemble. Car tout ce qui t'arrive m'intresse.

Mais tu me parles pour rire et tu me racontes des histoires.

Et parfois un esprit sombre tombe sur toi et tu restes longtemps l'oeil immobile et le visage rigide.

Et quand je t'interroge, tu rponds autre chose, et tu sors de mon lit gardant la bouche ferme,

Comme on dit que l'homme considr ne confiera point sa femme de secret.

O Laine, pourquoi ne m'aimes-tu pas?

Louis LAINE. Est-ce que je ne t'aime pas?

MARTHE. Non, non, non!

Louis LAINE. Ect-ce que je ne t'aime pas, Douce-Amre?

MARTHE. Si tu le veux, je travaillerai pour toi.

Je ferai un champ, j'arracherai l'herbe avec les mains, j'arracherai les souches d'arbres avec la pioche et la serpe; et je smerai, et j'arroserai.

Et je travaillerai tant que le jour est long, et le soir tu me reprocheras toutes les choses une par une.

Et je ne penserai rien l-contre, et je serai devant toi comme devant quelqu'un de content et qui a mang.

Mais tu ne me commandes rien et tu n'as pas souci de moi et tu me laisses faire ce que je veux

Louis LAINE. Ta robe est verte comme l'herbe, comme l'algue qu'on voit sous l'eau !

Vois, je puis me rappeler le vert de la robe que tu avais.

 

Pause.

 

MARTHE. Je te connais du moins d'une manire ou tu ne peux tromper, comme un mouton qu'on pse, l'ayant achet.

Je ne suis pas libre, et je suis sous tes pieds comme une barque quand le pcheur s'y trouve.

Laine, je ne te demande point de douces paroles ni de caresses. Ce n'est point l ce que je te demande.

Louts LAINE. Que me demandes-tu donc?

MARTHE. Donne-moi ma part! donne-moi la part de la femme

Les exigeantes et dures racines par qui l'arbre

Prend et vit;

Et que les autres se rjouissent de ton ombre ! Prends-moi donc et treins-moi durement !

Car s'il ne garde point en lui

L'apptit de la terre en bas, il ne grandira point vers le soleil, avec ses branches,

S'il ne se fixe point la place o il est.

Apprends de cette comparaison

Quelle est l'application de l'amour, et que notre union soit comme entre le bois et le feu.

Aime-moi, et tu seras comme le feu qui a sa racine en un seul lieu,

Et le vent s'y engouffre, emportant

Ses flammes comme des feuilles.

Louis LAINE. Je me dfie de toi.

Car que fais-tu de mon me, l'ayant prise,

Comme un oiseau qu'on prend parles ailes, tout vivant, et que l'on empche de voir?

Peut-tre que j'ai vcu une vie quelque part pendant ce temps, peut-tre que j'ai t un mendiant en Chine.

Car ton cou est brl par le soleil, ton paule

Est comme la fin de la journe, et le soir est comme une table charge d'herbes, quand l'homme se tient debout, tendant

Les bras, respirant le tout-puissant oubli !

C'est ainsi que je me dfie de toi.

MARTHE. Il se dfie de moi!

Louis LAINE. Qui es-tu donc

Pour que je te remette ainsi mon me entre les mains?

MARTHE.Ta mre te l'a donne, et l'pouse est l qui la redemande.

Louis LAINE. Qui es-tu pour faire une telle demande?

Il la regarde des pieds la tte. Marthe se tait.

Ma vie est moi et je ne la donherai pas un autre.

Je suis jeune ! j'ai toute la vie vivre !

MARTHE. Elle ne t'a pas t donne pour rien.

Louis LAINE. Je serai libre en tout ! je ferai ce qu'il me plaira de faire

Au matin quand j'ouvre les yeux,

je me rappelle dans mon lit, et la joie entre dans mon coeur!

Parce que je suis jeune,

Parce que la longue vie est moi, et je vois mes habits par terre.

Le ciel ! le courant de l'eau !

Et le soleil qui est attach la Terre comme avec une corde,

Et la lune de minuit comme un coq blanc !

J'irai ! j'irai !

MARTHE. O?

Louis LAINE. Sous le ciel pommel, et je mcherai chaque herbe pour connatre le got qu'elle a.

MARTHE. Fais cela, et peut-tre tu trouveras celle qui donne l'intelligence.

Toute plante a sa saveur,

Acre ou douce selon qu'elle l'a tire de la terre.

Pause. Elle fouille le sol de son talon.

La terre d'exil, la terre de mort sur qui descend la pluie, vers qui toute crature s'incline.

Et telle est l'odeur de la rose et de toute fleur dont on s'approche plus prs,

Et la pche qui mrit pour qu'on la mange, et cette fleur velue qui est comme une oreille d'agneau.

Comme un papillon s'est lev devant tes pas, tout coup ouvrant la bouche et succombant au poids de la tte,

Tu t'assoiras dans la mort.

Et des animaux les uns broutent ce qui pousse de la terre; et les autres les dvorent eux-mmes.

Mais o eSt l'attache de l'homme? qui sur son ventre porte le sceau de sa naissance

coute.

Louis LAINE. J'coute, Douce-Amre.

MARTHE. Douce-Amre! Pourquoi m'appelles-tu de ce nom qui me fait du plaisir et de la peine?

Mais coute ! C'est une femme qui t'a mis au monde et maintenant voici une femme encore.

Louis LAINE. Et ainsi il faut que je t'aime toute seule ?

MARTHE. Oui.

Louis LAINE. O la poule qui a pondu ses oeufs qui veut toujours garder ses petits sous ses ailes

Mais regarde : ma bouche est descelle et je respire par une contraction qui est au dedans de moi-mme.

Et je mange le pain que j'ai gagn.

Mais la femme ne peut se suffire elle-mme, et il faut que je te fasse vivre, et tu me prends ce qui est moi.

MARTHE. C'est vrai, ce n'est pas moi qui t'ai donn la vie.

Mais je suis ici pour te la redemander. Et de l vient l'homme devant la femme

Ce trouble, tel que de la conscience, comme dans la prsence du crancier.

Louis LAINE. Il y a d'autres femmes que toi.

MARTHE. Ce n'est pas vrai, il n'y a pas d'autres femmes que moi!

Pourquoi dis-tu cela exprs pour me faire souffrir?

Ne te fie pas aux autres femmes ! coute-moi, car je les connais.

Ne te fie pas aux femmes blondes, car elles sont lches et infidles.

Ni aux noires, car elles sont dures et jalouses. Ni aux chtaines.

Ne te fie pas aux femmes ! Ne te fie pas la figure perfide qui est pleine de lignes

Et de secrets, comme la main !

Et elles te riront, comme quelqu'un que la lune blouit!

Mais s'il y en avait une que tu aimasses,

Dis-le-moi, et je t'expliquerai pourquoi elle n'est pas si belle que je le suis.

Car il n'y en a pas une qui t'aime comme moi et qui te connaisse comme je le fais.

Et c'est en cela que je te suis douce et amre.

- Je suis honteuse, Laine

Louis LAINE. Qu'as-tu dire encore?

MARTHE. Je suis jalouse!

Louis LAINE. Jalouse de qui?

MARTHE. Pourquoi ne veux-tu pas me rpondre? Dis-moi que tu m'aimes toute seule.

Louis LAINE. Toute seule.

MARTHE. Dis-moi que tu ne connais pas d'autres femmes.

Louis LAINE. Aucune.

MARTHE. Jure-le!

Louis LAINE. Je le jure. Il est honteux de mentir.

 

Long silence. Entrent par le ct Thomas Pollock Nageoire et Lechy Elbernon.

LECHY ELBERNON, criant de loin Hello!

 

Quand ils sont arrivs tout prs, Marthe se lve lentement; Louis Laine reste couch par terre, les jeux ferms.

 

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. - Hello

LECHY ELBERNON. riant des yeux. - Bonjour !

 

Marthe la salue silencieusement.

 

LECHY ELBERNON. Est-ce qu'il dort? Regardez-le ainsi tendu.

Elle lui soulve la tte avec le pied.

Est-ce que vous m'entendez?

Levez-vous! Le soleil n'est pas bon quand on est couche.

Louis LAINE, lui tendant la main. - Aidez-moi !

LECHY ELBERNON. Pull up!

 

Ils se lvent. - Ils se regardent tous les quatre sans rien dire.

 

Louis LAINE, Thomas Pollock. Nageoire. Je vous

croyais encore au Canada.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Non, j'arrive de Denver.

Silence.

Louis LAINE. On dit que a ne marche pas l-bas?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Yes, sir! Ils sont dans l'eau chaude, c'est positif, depuis que l'Inde a arrt la frappe de l'argent. Le dollar vaut cinquante-quatre cents, man !

L'or est tout; il n'est valeur que de l'or. Personne ne croit plus l'argent.

Moi, je l'ai toujours dit: une seule valeur, un seul prix, un seul mtal.

Louis LAINE. Mauvais pour les affaires, h?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Well!

Louis LAINE. Bon, vous tes riche! Cela vous est gal.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Well!

MARTHE. Vous tes commissionnaire, je crois ? Comment dit-on?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Je suis tout!

J'achte tout, je vends tout. Si vous avez de vieux souliers vendre, apportez-les-moi.

Rien n'est pour rien. Toute chose a son prix.

Ne donnez jamais rien pour rien.

Mais est-ce que vous n'avez jamais vu ma maison de New-York?

Old Slip, see?

MARTHE. Non.

THOMAS POLLOCK NAGIOIRE. C'est gauche, la vieille maison o il y a une horloge.

Il faudra que je vous montre a.

Il y a beaucoup de choses l dedans. Comme les dynamos sont dans le sous-sol des htels et comme les glises sont bties sur les ossements des saints, toute la fondation

Contient l'or et l'argent dans les coffres-forts qui sont rangs comme des foudres, et le dpt des titres et des valeurs.

Et comme le dimanche on envoie la petite fille chercher la bire dans un pot,

C'est ici qu'on va tirer son argent.

Et au-dessus est la caisse.

Au milieu est la caisse, et droite est ma banque, et gauche l'office de fret et d'armement.

Et en haut, c'est l que je suis, et l est le service tlgraphique.

Toc, tac tac !

Voil Chicago ! Voil Londres ! Voil Hambourg!

Et je suis l comme au milieu de mains qui font des signes, comme quelqu'un qui coute et comme quelqu'un qui demande et qui rpond.

LECHY ELBERNON. Hardi!

Le voil qui allume, comme quand il a quelqu'un enfoncer, le regard fixe comme un boxeur qui rit ! Hardi, ours blanc

Louis LAINE. You are pretty smart, are ye?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Well, il faut du nerf, alors que vous vendez ferme comme si vous saviez tout,

Quand je ne sais pas le temps qu'il fera demain; chaque jour a son cours, mais moi je connais les choses elles- mmes.

J'ai fait toutes sortes de jobs, vous savez ! Je connais tout, j'ai tout vu, j'ai tout mani, j'ai trait tout.

Et je sais comment a se fait, et o a pousse, et quel est le prix de transport, et quel est le Stock sur le march,

 

 

Et le taux de l'assurance, et j'ai les chances devant les yeux, et je connais l'arithmtique aussi.

Et je suis comme un marchand dans sa boutique, comptant.

Car le commerce tient

Une balance aussi, comme la justice;

Et je suis comme l'aiguille qui est entre les plateaux.

Louis LAINE. Vous tes trs riche?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. O!

Il n'y a pas de riches dans le commerce.

C'est mon compte dans l'inventaire, voil tout.

C'est un chiffre dans la liquidation.

Pause. - Louis Laine et Lechy Elbernon causent entre eux.

LECHY ELBERNON. - Si! je veux voir votre maison! je veux voir comment vous vous tes arrangs.

Louis LAINE. Voyez-vous, nous ne sommes pas riches;

LECHY ELBERNON. a ne fait rien! A New-York, une fois nous sommes alls voir les mnages des pauvres gens, - slumming, on appelle, c'tait si amusant

Venez me montrer votre maison !

Elle lui prend le bras. Ils sortent. Marthe est assise, raccommodant un vtement d'homme qu'elle a pris par terre.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Qu'est-ce que vous faites l?

MARTHE. Vous le voyez, je raccommode.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Ce n'est pas un ouvrage de lady.

MARTHE. Eh bien, je ne suis pas une lady.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Chez nous les femmes ne travaillent pas.

Silence. - Il la regarde.

Vous tes plus ge que lui, n'est-ce pas? Quel ge avez-vous?

Vingt-cinq ans, eh?

MARTHE. Non.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Moins ou plus?

MARTHE. Moins.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Well !

Silence.

Elopement, eh? Sauve avec lui eh? Le dad ne voulait

pas, didnt he?

MARTHE. Cela ne vous regarde pas.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Bon, ne rougissez pas ainsi. Chez nous les filles se marient comme elles veulent.

Il la regarde sans rien dire.

Et est-ce quil vous bat, eh?

MARTHE. Qu'avez-vous me questionner ainsi ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Bon, il n'y a pas de mal. Peut-tre qu'il est un peu ivre quelquefois. Cependant ayez toujours un revolver.

Et qu'est-ce que vous avez l'intention de faire?

MARTHE. Vous avez bien voulu nous prendre chez vous.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Well, et aprs?

MARTHE. Je ne sais pas. Est-ce que vous ne voudriez pas le prendre dans votre maison?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. coutez-moi.

Je n'en voudrais pas pour faire marcher l'ascenseur.

MARTHE. Pourquoi dites-vous cela?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Il n'est bon rien.

Il ne vaut pas un cent.

MARTHE, se levant. Ce n'est pas vrai !Pourquoi dites-vous cela?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Il ne sait rien faire de son argent; il ne fait pas attention ce qu'on lui dit. Il est comme un homme qui n'a pas de poches.

Quittez-le. Il n'y a rien faire avec lui.

MARTHE. Comment ? Mais est-ce que je ne suis pas marie avec lui ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Bon, le divorce n'est pas fait pour rien.

 

On entend Lechy Elbernon qui rit aux clats.

 

Moi aussi, je suis mari.

Du moins... Je ne me rappelle plus bien.

Je crois que nous avons t devant le ministre. J'tais trs occup, vous savez.

Je crois que c'tait un baptiste.

Je ne me rappelle plus. Je crois que c'tait un pharmacien. Bon.

Le divorce n'est pas fait pour rien, eh?

Silence.

Comment vous tes-vous attache lui?

MARTHE.Cela me convenait ainsi.

 

Thomas Pollock Nageoire s'avance vers elle, et sans dire un mot lui passe le bras autour de la taille.

 

MARTHE. Qu'est-ce que vous faites ! Laissez-moi !

Il essaye de lui prendre les mains, puis, entendant un bruit, il la lche et se retourne d'un air bourru.

Rentrent Louis Laine et Lechy Elbernon.

LECHY ELBERNON, les regardant d'un air ironique. Eh bien I j'espre qu'il ne vous a pas trop ennuye?

O en est le Nyack and Northern ? Est-ce qu'il vous a racont comment il avait rompu le corner des suifs, comme un rhinocros?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, grommelant. Nonsense!

LECHY ELBERNON. Ma chre!

Comme c'e t gentil, votre maison

Comment faites-vous pour tenir tout cela si propre sans avoir de servante?

Mais est-ce que c'est vous qui lavez le parquet?

MARTHE. Oui.

LECHY ELBERNON. Comme c'est propre! La servante ne fait pas si bien que cela chez nous.

Et comme le jardin est joli I J'ai vu le linge qui y tait tendu. Monsieur Louis (elle le regarde du coin de l'oeil)

Voulait m'empcher d'y aller.

Mais est-ce que vous faites la lessive aussi ? Oui ? Comme cela doit tre fatigant !

MARTHE. Je puis travailler.

LECHY ELBERNON. Moi, je suis trop dlicate. O dear!

Je mourrais s'il fallait que je travaille.

 

Silence.

 

Comme c'est tranquille! La mer est comme un journal qu'on a tal, avec les lignes et les lettres.

Et l-bas, au-dessus de cette langue de terre, on voit les grands navires passer comme des chteaux de toile.

Ma chre, nous parlions de vous. Est-ce que c'est vrai que vous n'avez jamais t au thtre?

MARTHE. Jamais.

LECHY ELBERNON. O! Et que jamais vous n'tiez sortie de votre pays ?

 

Marthe fait un signe que oui.

 

Et voici qu'il vous a emmene ici.

Moi je connais le monde. J'ai t partout. Je suis
actrice, vous savez. Je joue sur le thtre.

Le thtre. Vous ne savez pas ce que c'est ?

MARTHE. Non.

LECHY ELBERNON. Il y a la scne et la salle.

Tout tant clos, les gens viennent l le soir, et ils sont
assis par ranges les uns derrire les autres, regardant.

MARTHE. Quoi ? Quest-ce qu'ils regardent, puisque
tout est ferm?

LECHY ELBERNON. Ils regardent le rideau de la scne,

Et ce qu'il y a derrire quand il est lev.

Et il arrive quelque chose sur la scne comme si c'tait
vrai.

MARTHE. Mais puisque ce n'est pas vrai ! C'est
comme les rves que l'on fait quand on dort.

LECHY ELBERNON. C'est ainsi qu'ils viennent au
thtre la nuit.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Elle a raison. Et
quand ce serait vrai encore, qu'est-ce que cela me fait?

LECHY ELBERNON. Je les regarde, et la salle n'est
rien que de la chair vivante et habille.

Et ils garnissent les murs comme des mouches, jusqu'au
plafond.

Et je vois ces centaines de visages blancs.

L'homme s'ennuie, et l'ignorance lui est attache depuis
sa naissance.

Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit,
c'est pour cela qu'il va au thtre.

Et il se regarde lui-mme, les mains poses sur les
genoux.

Et il pleure et il rit, et il n'a point envie de s'en aller.

Et je les regarde aussi, et je sais qu'il y a l le caissier
qui sait que demain

On vrifiera les livres, et la mre adultre dont l'enfant
vient de tomber malade,

Et celui qui vient de voler pour la premire fois, et
celui qui n'a rien fait de tout le jour.

Et ils regardent et coutent comme s'ils dormaient.

MARTHE. L'oeil est fait pour voir et l'oreille

Pour entendre la vrit.

LECHY ELBERNON. Qu'est-ce que la vrit? Est-ce
qu'elle n'a pas dix-sept enveloppes, comme les oignons?

Qui voit les choses comme elles sont? L'oeil certes
voit, l'oreille entend.

Mais l'esprit tout seul connat. Et c'est pourquoi
l'homme veut voir des yeux et connatre des oreilles

Ce qu'il porte dans son esprit, l'en ayant fait sortir.

Et c'est ainsi que je me montre sur la scne.

MARTHE. Est-ce que vous n'tes point honteuse?

LEcHY ELBERNON. Je n'ai point honte ! mais je me
montre, et je suis toute tous.

Ils m'coutent et ils pensent ce que je dis; ils me
regardent et j'entre dans leur me comme dans une
maison vide.

C'est moi qui joue les femmes

La jeune fille, et l'pouse vertueuse qui a une veine
bleue sur la tempe, et la courtisane trompe.

Et quand je crie, j'entends toute la salle gmir.

MARTHE. Comme ses yeux brillent ! Ne me regardez,
pas ainsi fixement.

LECHY ELBERNON. Ma chre! je vous aime beaucoup !

Pourquoi restez-vous toujours ainsi toute seule ? Cest trs mal.

Pourquoi ne venez-vous pas me voir?

Venez. J'ai quelque chose vous dire.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, Louis Laine. Moi aussi aussi, j'ai vous parler.

Les deux femmes sortent.

 

 

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, retirant de la poche
revolver de son pantalon une poigne de billets et les mettant sous
le nez de Louis Laine.
Qu'est-ce que a, gentleman?

Louis LAINE, le repoussant. Get away / Qu'est-ce que c'est qu'il a retir l ?

THOMAS P0LLOCK NAGEOIRE, flairant le papier.

Hum ! Oui, cela a pass par beaucoup de mains.

Je ne trouve pas que cela sente mauvais.

Qu'est-ce que c'et que a, gentleman ?

Louis LAINE. Eh bien, c'et du papier.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Oui, mais regardez
ce qu'on a imprim dessus DOLLAR.

Et voyez combien cela fait. (Ilfeuiliette la liasse.)

Un, cinquante, cinquante, dix, un, un, vingt, deux,
cinq, cent...

Louis LAINE. Eh, il y in a beaucoup.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, le regardant fixement.
See, man!

Vous dites qu'une chose pse tant, eh?

Tant de livres; et que vous avez tant de bushels de
grain en stock, tant de gallons de ptrole;

Et combien tout cela vaut de dollars.

Car comme tout

A

Un poids et une mesure, tout vaut

Tant.

Toute chose qui peut tre possde et cde un autre
prix. Tant de dollars.

Louis LAINE. Well! je n'ai jamais eu que quelques
pauvres petits billets dans mon gousset, comme du papier
cigarettes.

Mais regardez le paquet qu'il a retir de sa poche

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. coutez bien.

Celui qui possde une chose n'a que cette chose-l
mme, et il n'en a point d'autre.

Mais cette chose vaut, et en elle il possde ceci, qu'il
peut avoir autre chose la place.

Et il n'y a pas de chose qui soit toujours bonne.
Comme quand on n'a plus faim, il ne parat plus bon de
manger. Et alors il peut la cder un autre pour son prix.

Louis LAINE. On ne peut pas tout avoir.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. On peut tout avoir
pour son prix. Dans la vertu de l'argent on peut tout avoir.

Louis LAINE, regardant le paquet de dollars. Well!

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, le regardant fixement.

Ayez seulement de l'argent I

Louis LAINE, regardant les dollars. Well, sir!

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, violemment. Cash.

Louis LAINE. Well, sir!

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, lui mettant les dollars dans
les mains. Take that, man!

Louis LAINE, fermant demi les doigts sur les dollars.

Comment? comment ? Qu'est-ce que vous faites? Pourquoi me donnez-vous cela? Je ne veux pas.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Take that, man, I say!

Prenez cela, je vous dis

Qu'est-ce que c'et qu'un petit millier de dollars pour
moi?

(Violemment :) Et il y en aura d'autres I Fourrez-moi
a dans vos poches.

Louis Laine fourre l'argent dans sa poche.

Et maintenant coutez-moi, Monsieur Quel ge avez-
vous ?

Louis LAINE. Vingt ans.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Vingt ans.

Silence.

 

Hum ! Pris l'argent du boss, eh?

Louis LAINE. J'tais chez mon pre. Il fait la banque
dans l'Ouest.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Ecoutez-moi. Que voulez-vous faire ? Parlez-moi franchement, car je puis
vous rendre service.

Louis LAINE. Je ne sais pas.

Il fait comme s'il voulait parler, puis il
indique tout l'horizon d'un grand geste de bras
et sourit.

 

 

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Bon, j'ai t comme
cela. Je ne pouvais pas rester la mme place faire la
mme chose.

Mais, voil I Vous avez une femme, voil!

Louis LAINE. Bon, elle fait tout ce que je veux.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. O! attendez qu'elle ait des enfants

Vous tes pris.

C'est srieux maintenant, il faut faire vivre a.

Faites de la viande, faites des souliers, faites des habits,
Monsieur I Payez, payez, payez !

Vous n'avez plus rien vous. Vous n'tes plus vous
vous-mme, ni jour, ni nuit.

Il faudra travailler comme un cheval de mine. Et personne ne voudra de vous.

Louis LAINE. Pensez-vous que personne ne veuille
de moi?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Je vous dis la vrit:
non.

LOUIS LAINE. Mais comment est-ce qu'il faut faire,
alors ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Je ne sais.

Louis LAINE. Je n'aurais pas d me marier!

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Vous n'avez pas un
sou.

Ah ! vous verrez si c'est facile que de faire de l'argent

Sans argent : c'est comme de gratter la terre avec ses
ongles.

Vous tes pris.

Ah ! ah ! voil qu'on vous a mis la main dessus. Vous
n'irez plus o vous voulez aller.

Louis LAINE. J'irai! Personne ne m'a mis la main
dessus

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Well!

Louis LAINE. Je suis libre ! Personne ne m'a mis la
main dessus ! Ma vie est moi et non aux autres.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Qu'est-ce qu'une femme? Il y a bien des femmes au monde et il n'y en a
pas qu'une.

Louis LAINE. C'est elle qui a voulu que je l'emmne
avec moi.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, retirant de sa poche une
poigne de sous et de pices d'argent avec une passion contenue.

Regardez a ! Qu'est-ce que c'est que ces sous, gentleman?

a,

C'et la vie, a, c'et la libert pour toujours
!

Ne me refusez pas ce que je vous demanderai !

Je vous donnerai ce qu'il vous faudra.

Il soupire profondment et ouvre la bouche,
regardant toujours Laine en face. Silence.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE, regardant Laine d'un air terrible. Pensez-y, jeune homme !

Je suis un homme religieux, mais si je veux avoir une
chose,

L'enfer ne m'arrtera pas, et je ne me ferai pas damner
pour rien
!

Vous tes Louis Laine et je suis Thomas Pollock.

Ne vous mettez pas devant moi! Car la passion d'un
homme n'est pas celle d'un enfant, et je n'ai pas de temps
perdre.

Oui, quand la mort serait l, ou que je sois blm !

Qu'avez-vous vous embarrasser d'une femme,

Pour la rendre malheureuse, et pour que vous soyez
misrables tous les deux?

Venez djeuner avec moi.

H?

Je vous donnerai ce qu'il vous faudra. Libre pour
toujours, comprenez-Vous?

J'ai t comme cela aussi.

Louis LAINE. Je ne sais ce que vous voulez dire.

Pause.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. J'ai t comme cela
moi-mme, mais j'ai eu bientt compris qu'avant tout

Il est bon d'avoir de l'argent la banque. Glorifi soit
le Seigneur qui a donn le dollar l'homme,

Afin que chacun puisse vendre ce qu'il a et se procurer
ce qu'il dsire,

Et que chacun vive d'une manire dcente et confortable, amen

L'argent est tout; il faut avoir de l'argent; c'eSt comme
une main de femme avec ses doigts.

Voyez-vous, faites de la monnaie.

Louis LAINE. Je veux bien!

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Faites de la monnaie!

J'ai commenc sans le sou, moi ! Mais je n'avais pas de
femme.

Et deux ou trois fois, d'un coup,

J'ai perdu tout ce que j'avais, lots of fun !

Il y a de tout ici, prenez mme, vendez, mettez votre
nom sur votre chapeau.

Car c'est ici le march o la vieille Europe achte.

Ils grouillent noir l-bas et ils n'ont plus assez manger.

Allez dans l'Ouest, achetez un ranch I

Faites un sillon, allant tout le jour dans le mme sens,
et semez-y le bl, semez-y le mas !

Le bl indien, qui a plus que la taille d'un homme
emplum, prsentant l'pi norme et aigu. levez une
mer de cochons.

Peut-tre que je me suis tromp sur vous; vous
comprenez la valeur de l'argent.

Faites de la banque, achetez pour vendre ! Ou faites
n'importe quoi, car un homme adroit peut faire tout;

Mais faites de la monnaie ! - Bon, restez djeuner
avec moi.

Voil les ladies qui reviennent.

Entrent Marthe et Lechy Elbernon.

LECHY ELBERNON. Vous tes une femme trange.
Pourquoi,

Pourquoi retez-vous ici? Pourquoi ne voulez-vous
pas venir la maison, comme je vous l'ai demand, au
lieu que de rester dans cette mauvaise cabane

Au moins, dnez-vous avec nous ce matin?

MARTHE. Excusez-moi.

LECHY ELBERNON. Comment?

MARTHE. Louis ira. Je ne puis. Je ne me sens pas
bien.

LECHY ELBERNON, montrant un papillon sur l'herbe. .

Quelque papillon noir?

MARTHE, montrant le papillon. - Regardez! Quand il
vole, il est noir,

Et quand il se pose, il est couleur de poussire.

Mon mari m'a dit qu'il avait pass la nuit chez vous.

LECHY ELBERNON. Oui.

MARTHE. J'tais toute seule, et quel orage il a fait !

Et j'coutais de l'autre ct de la porte

La mer laborieuse, effrne, et tout le long de la cte,
au loin,

Les vagues qui tonnent dans les fentes de la pierre; et
le triple clair qui emplit la maison, alors qu'on attend le
coup; et l'intarissable ruissellement de la pluie.

Et toujours la force du vent qui passe,

Aplatissant la fort comme un champ de mas.

On ne sait ce que c'est; mais cela souffle, comme quand
on souffle.

Elle souffle sur sa main.

LECHY ELBERNON, regardant Laine du coin de l'oeil. Nous avons entendu;

Le grand saule qui tait au-dessus de l'curie a t
dracin.

MARTHE. C'est ainsi que la mer.

Comme quelque chose qui a peur, avertit les mauvaises
consciences. Je me rappelle quand nous tions au milieu!

De la porte nous voyions comme un champ o il reste
de la neige, et la mer en dsordre sous la pluie, et l'tendue
funraire.

Qui sait pourquoi le vent souffle? pourquoi, quand les
eaux se dchanent et s'apaisent? La Lumire cre

Suspend son pas au znith, couvrant de splendeur
l'tendue qui la rflchit.

Et le flot s'est retir au plus loin

Avant qu'il ne revienne ici mme. Mais cette peine

Demeure et ne se retire point de mon coeur.

Toute la grve est parseme de morceaux de bois et
de branches o restent des feuilles.

LECHY ELBERNON. Il est midi et la journe est
partage en deux.

Le soleil dvore l'ombre de nos corps, marquant l'heure
qui n'est point l'heure: midi.

Et voici que l'ombre tourne, changeant de ct.

Louis LAINE. Si cette brise ne tombe pas, nous
pourrions faire une jolie promenade ce soir dans le
bateau.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Nonsense! C'et
aujourd'hui le Sabbath.

LECHY ELBERNON. Tommy!

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Well!

LECHY ELBERN0N.   Il a trouv son salut tout fait.

C'est pourquoi il a fait fortune, car il faut bien faire
quelque chose.

Louis LAINE. Comme je passais cheval, traversant
le Nord-Missouri,

Sur le chemin au milieu d'un trs immense marais,

je rencontrai un misrable en haillons, tout couvert
de boue rouge et qui avait la barbe comme de la vieille
herbe d'hiver.

Et il me demandait manger,

Parlant et se mettant les doigts dans la bouche, et je ne
vis jamais gueule si large et si profonde !

Et il me dit qu'il y a un an, jour pour jour, comme il
se trouvait l,

Un voyageur comme moi, qui passait,

Lui avait jet une poigne de monnaie.

Et une partie tait tombe sur le chemin et il l'avait
ramasse; et l'autre partie

tait tombe dans le marais, et il cherchait depuis ce
temps-l, et il n'avait pu retrouver tout encore.

Et il me demandait manger, et il disait

Qu'il me donnerait sa Grce-de-Dieu pour cela,

Mais je n'avais que quatre pis de mas dans les fontes,

et trente milles encore jusqu' Horses heads.

Sa Grce-de-Dieu ! Qu'est-ce que cela veut dire?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Et vous avez refus?

Je ne mettrai jamais d'argent avec vous dans une affaire.

Que saviez-vous ? C'tait toujours bon prendre.

LECHY ELBERNON. C'est ainsi que tous quatre nous
changeons des paroles,

Nous tenant debout ensemble, et nos yeux s'en vont
de l'un l'autre;

La bouche livre des paroles et l'oreille les reoit.

Mais j'ai l'oreille fine comme une pie ! et les Gypsies
qui ont la pointe de l'oeil recourbe

(Car j'ai vcu avec elles un temps), m'ont dit

Que si, perant la pierre de la tombe, j'y appliquais
l'oreille,

je finirais par entendre les morts au fond,

Car ils parlent ensemble, d'argent.

Et j'coute, et j'entends entre nos paroles trois bruits:

La rumeur de la mer,

Et un petit frmissement dans les feuilles, comme le
souffle de quelqu'un qui dort, et le cri

Des locustes dans l'herbe haute.

Mais je puis pntrer jusqu' l'me, car la parole

Rpond dans la pense des autres;

Comme quand je joue je sais ce que l'autre rpondra.

Car, comme il y a une harmonie entre les couleurs, il
y en a une entre les voix.

Et, comme entre les voix, il y a un concert entre les
mes, qu'elles se hassent ou s'aiment.

Et nous, tous quatre, nous avons les cheveux noirs,
et c'est ainsi que nous sommes runis

Comme des ouvriers qu'on a lous pour travailler
une mme pice.

Ah ! ah!

Rangeons-nous en rond, comme font les enfants quand
ils comptent pour savoir lequel sera pris

Elle compte:

 

Akkeri elckeri ukeri an

Fillassifullasi Nicolas John

Quebee quabee Irishman

Stingle 'em ,stangle 'em Buck

Pause.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Well! Allons dner.
         

Ils sortent.

                    

 

ACTE II

 

 

Mme scne. L'aprs-midi du mme jour.

Entre Louis Laine. Marthe est assise devant la cabane;
elle fait tomber quelques miettes de pain qui sont restes sur sa
robe.

 

Louis LAINE. Eh bien! tu as dn?

MARTHE. Je n'avais pas faim.

Louis LAINE. Un morceau de pain sec, h? C'est
pour me faire honte d'avoir t chez eux?

Et tu te fais ton pain toi-mme ! car tu ne peux pas
manger le mme que les autres.

MARTHE. Je ne puis pas manger le pain qu'on fait ici, il n'est pas cuit.

Louis LAINE. Et pourquoi es-tu toujours
travailler? Ce n'est pas moi qui te le demande.

MARTHE. Mais il n'y a personne pour nous servir.

Louis LAINE. Et pourquoi es-tu toujours mal
habille? J'tais honteux tout l'heure

Devant eux. Regarde la robe que tu as

MARTHE. Elle est assez bonne pour moi.

Louis LAINE. Pourquoi n'es-tu pas venue dner
avec nous?

MARTHE. Je ne veux pas manger avec eux.

Louis LAINE. Pourquoi? qu'est-ce que tu as contre
eux? Voyons, parle!

Ils ne nous ont jamais fait que du bien. Ils t'invitent
gentiment, et tu refuses avec grossiret. Tu es reste de ton pays.

MARTHE. Je ne mangerai point avec eux.

Louis LAINE.   Pourquoi, mauvaise ? Voyons ! dis ce
que tu as dire!

Ils te valent bien.

Qu'est-ce que c'est que ces manires que tu fais ? Vous
aimez mieux manger votre pain toute seule, pas vrai?

Mais c'est pour me contrarier, parce que tu crois que
j'aime aller chez eux.

Mais tu es jalouse de tout ce qui m'amuse.

Et cela ne m'amuse pas, mais je le fais cependant, vois,

Parce que c'est mon intrt. Mais toi,

Tu n'es qu'une goste, voil tout.

MARTHE.   Laine, pourquoi me parles-tu ainsi?

Pourquoi veux-tu que je voie cette femme?

Louis LAINE.   Cette femme ! tu pourrais tre polie.

Elle te vaut bien! O je sais ce que tu veux dire ! mais
il ne faut pas parler sans savoir.

Ce n'est pas ce que tu crois, elle m'a tout expliqu.

Mais tu te penses plus raisonnable que tout le monde.

Ce n'est pas tout que d'tre terre terre. Il y a l'intelligence !

Elle m'coute quand je parle, et l'on peut causer avec
elle, et elle ne trouve pas que je suis un fou.

MARTHE.   O ! Je n'ai jamais dit que tu tais un fou,

Louis ! (Elle pleure.)

Ce n'est pas ma faute si je ne suis pas plus intelligente.

Louis LAINE.   Allons, ne pleure pas! Voyons! Ne
pleure pas, voyons !

C'est vrai, j'ai t brutal. Pardonne-moi.

MARTHE.   Tu n'es plus le mme que tu tais.

Louis LAINE.   Douce-Amre, tu es simple et dbonnaire.

Tu es constante et unie, et on ne t'tonnera point avec
des paroles exagres. Telle tu fus et telle tu es encore.

Ce que tu as dire, tu le dis. Tu es comme une lampe
allume, et o tu es, il fait clair.

C'est pourquoi il arrive que j'ai peur et je voudrais me
cacher de toi.

MARTHE.   Peur ? de moi ? Est-ce que je puis te faire
du mal ? Et que craindrais-tu de me dcouvrir?

Louis LAINE.   Oui.

Tu sembles bien sage, et cependant il faut qu'il y ait
un vice en toi.

Car

Comment se serait-il fait que tu m'eusses aim, moi
qui n'tais qu'un enfant,

Et quelqu'un qui vient d'on ne sait o? Car tu ne
savais pas qui j'tais.

Mais je n'ai eu qu' te prendre la main et tu es venue
avec moi.

Quelle honte cela a d faire

Car quelqu'un qui t'aurait vue et pens

Que tu eusses pous qui tes parents t'auraient dit et
que tu eusses t contente d'tre sa femme.

Oui, j'tais un tranger, et si un autre ft venu... Sans
doute que tu t'ennuyais chez toi.

MARTHE. Laine, tu ne parles pas ainsi de toi-mme!
Pourquoi m'humilies-tu ainsi?

Est-ce que j'ai fait mal de t'aimer? et ne t'ai-je pas
pous lgitimement ?

Louis LAINE. Je n'tais qu'un enfant. Mais toi, tu
aurais d savoir et ne pas couter ainsi ce que je te disais.

MARTHE. Il est trop tard! Rappelle-toi ce que je
t'ai rpondut :Me voici et je t'appartiens !

Prends garde moi! Car tu me garderas toujours avec toi, que je te paraisse douce ou dplaisante ! Et je serai suspendue toi, bien lourde.

Et tu me disais que tu m'aimais.

Louis LAINE. Certes, je t'aimais ! et je t'aime bien
encore.

Va, Marthe, je ne te ferai point de reproche.

Mais c'est moi qui ai agi tourdiment! Jamais je n'aura
d t'pouser.

L'homme a des devoirs. J'ai pris des devoirs envers
toi. Oui, je ne les mconnais pas.

Mais je ne puis pas les remplir.

Je ne puis pas te faire vivre. Cela va bien encore maintenant, mais comment est-ce que nous ferons quand nous aurons des enfants, y as-tu song ?

Il faut songer l'avenir aussi.

Laisse-moi aller ! Laisse-moi aller et ne me retiens pas, comme quelqu'un qu'on tient par la main, lui clairant la figure avec une lumire !

Jirai l o il ny a personne avec moi.

Est-ce que je puis te faire vivre? Regarde, qu'est-ce
que je sais faire? J'ai demand Thomas Pollock
Nageoire

Si j'tais capable de faire quelque chose, et il m'a dit
que non.

Silence.

MARTHE. C'est ce qu'il me disait aussi tout
l'heure.

Louis LAINE. Vraiment? Est-ce qu'il t'a parl de
cela dj ?

MARTHE. Dj?

Louis LAINE. Dis. Qu'est-ce que tu penses de lui?

MARTHE. Je pense qu'il est fort riche.

Louis LAINE. Riche? Il est riche comme un roi!

MARTHE. Oui.

Louis LAINE. Une pousse terrible! C'est comme
les bugs; il y en a qui poussent et il y en a qui tirent.

MARTHE. Oui.

Louis LAINE. On parle de lui partout!

Quel nerf! Quel coup d'oeil Si riche, si simple

J'ai t surpris de voir qu'iL pouvait aimer quelqu'un.

Et un vrai roi, je te dis

MARTHE. Oui.

Louis LAINE. Il a donn cent mille dollars l'hpital
des thiques. - Je ne me rappelle plus, je crois que c'est
une socit de culture.

Un roi!

Il prend d'une main et il donne de l'autre. Et celle qu'il
pouserait...

MARTHE. Comment? est-ce qu'il n'est pas mari
dj?

Louis LAINE. - Mari! Mari !

Tu ne vois pas les choses comme il faut.

Le mariage est un contrat et il se dissout par le consentement des parties.

Eh bien!

Pour Lechy, elle ne tient pas rester sa femme.

Tu sais, c'est une artiste, et elle dit que je suis un artiste
aussi; elle ne tient pas l'argent. Et il ne l'a jamais aime.
Il l'a, eh bien, comme on a un cheval.

MARTHE. Oui.

Louis LAINE. Ce n'est pas la mme chose
!

C'est un homme rflchi et qui ne laissera point
capricieusement ce qu'il a aim une fois pour de bon.

Avoir

Une femme simple et douce, voil ! Je voudrais
que tu fusses heureuse, Marthe

Je voudrais avoir rpar ce tort que je t'ai fait..

Ecoute. Peut-tre que tu sais dj ce que je vais
dire?

MARTHE. - Peut-tre que je le sais?

Louis LAINE. - coute, et ne prends point mal ce
que je vais te dire, et songe que cela m'est bien dur.

Mais rflchis, et peut-tre que tu as dj rflchi.

Je ne sais ce qu'il t'a dit ce matin.

Regarde-moi bien et vois si tu as attendre de moi

Autre chose que tourment et peine.

Car un esprit terrestre est en moi et la raison n'y peut
rien.

Et tu ne feras pas de moi ce que tu voudras

Laisse-moi aller et ne t'attache point moi.

Je ne sais ce qu'il t'a dit ce matin,

Mais

Si c'est qu'il aurait voulu de toi pour tre sa femme..

MARTHE. - Ho! ho!

Reconnais mon visage ! Regarde le visage qui vers le
tien se tournait avec rvrence !

Regarde le visage de ta femme et vois-le couvert du
feu de la honte !

O rougeur insolente! O rouge,

Voil que tu clates, en sorte que ma figure en est
toute panouie

Afflue, chaleur! clate, sang I Flamboie, visage
outrag

Louis, tu as fait une chose honteuse ! Voil que tu as
vendu ta femme pour de l'argent.

Tu dis que tu ne sais ce qu'il m'a dit, mais sache qu'il
ne m'a rien dit.

Mais, sans dire un mot, il m'a saisie avec les mains
comme une chose qui est celui qui la prend.

Si j'tais le chien qui couche sur tes pieds,

Ou le cheval, vieux serviteur qu'il est temps de vendre
pour qu'on l'abatte,

Tu ne remettrais pas la corde dans la main de l'acheteur

Sans quelque petite peine peut-tre.

Mais tu dsires ardemment tre dlivr de moi, et
l'argent et autant de gagn.

Malheur moi !

Je me suis donne toi, et malheur moi parce que
tu m'as vendue,

Me mettant la main sur le dos, comme une bte qu'on
vend sur pied ! Et voil que tu es content,

Comme un pre de famille, qui, ayant conclu un march
et repassant chaque point dans son esprit, se sent rempli
de joie,

Car il pense qu'il est le gagnant et non pas celui qui a perdu.

Louis LAINE. Marthe!

MARTHE. O maison!

O lit des parents morts o personne ne couchait plus!
et table qui tais dans la salle manger

O demeure paternelle au del de ces eaux, et murs
d'o les arbres dpassent

Considrez ce traitement injurieux.

O injure!

O injure! soufflet sur la bouche ! coup ! amour
mpris! haine dans le coeur de celui qui m'est trs cher!

O Laine, je te vois tout coup, en sorte que j'en suis
blouie

Ne me hais pas !

Que t'ai-je fait ? ne me hais pas parce que je ne te suis
pas douce, mais amre !

Je suis en ton pouvoir. Ne me livre pas un autre!

Ne me conduis pas lui par la main, disant :

Elle est toi.

Regarde, prends ! Et toi, demeure avec lui et il te
fera entrer dans sa chambre.

Louis LAINE. Marthe!

MARTHE. Honte ! honte! honte!

Louis LAINE. Ne me parle pas ainsi !

MARTHE. Je te le dis, tu as mal fait.

Tu dis que tu ne veux pas me donner de la peine et de
la douleur,

Mais c'est cela mme que j'attends de toi et cette part
est la mienne.
L'enfant

Crie et joue en libert, et il aime manger ce qui lui
parat bon et dormir son sol.

Mais cest raison qu'arrivant l'ge d le jeune homme
ressente, voyant le visage de la femme,

Cette joie,

Et qu'en lui comme une puissance s'meuve et qu'il
la regarde, comme la nuit, en avril,

Sous la foudre on voit le jardin blanc.

Sagement la Nature l'a dispos ainsi.

Car c'est une chose belle et excellente, et cest raison
qu'il l'embrasse avec des pleurs et des sanglots.

Car il tait seul et matre de lui-mme,

Et voil que quelqu'un est toujours l, partageant
mme son lit quand il dort, et la jalousie le presse et
l'enserre.

Il tait oisif, et il faut qu'il travaille tant qu'il peut;

Insouciant, et voici l'inquitude.

Et ce qu'il gagne n'est pas pour lui, et il ne lui reste rien.

Et il s'habille mal et il ne prend plus soin de lui-mme.

Et il vieillit pendant que ses enfants grandissent,

Et la beaut de la femme, o est-elle?

Elle passe sa vie dans la douleur et elle n'apporte que
cela avec elle,

Et qui aura ce courage, qu'il l'aime?

Et l'homme n'a point d'autre pouse, et celle-l lui a
t donne, et il est bien qu'il l'embrasse avec des larmes
et des baisers.

Et elle lui donnera de l'argent pour qu'il l'pouse.

- Ne me laisse pas, Louis ! ne me vends pas ! Ne me
laisse pas parce que je suis amre, mais je suis douce aussi!

Mets-toi genoux et je me mettrai genoux

Et considre mon me et, m'merveillant, je prendrai
la tienne avec vnration

Dans mes bras, m'tant mise genoux, parce qu'elle est la cration de Dieu,

Et son dpt contre mon coeur entre mes deux bras.

Malheureuse ! Que dirai-je ? car tu tournes tout ce que
je dis mal.

O Laine, j'ai un grand amour pour toi!

Ne me rejette pas, m'ayant prise de mon pays comme
une servante que l'on engage.

Car j'ai un grand dsir de servir et il n'est rien de si
bas en quoi je ne le veuille !

Ne me hais pas, Laine ! ne me rejette pas, car je suis ta
femme ! Ne dis pas que tu ne m'aimes point
!

 

Entre Lechy Elbernon

 

LECHY ELBERNON, Louis Laine Comment! Vous tes ici ! est-ce pour cela que vous nous avez quitts si
vite?

Louis LAINE. Excusez-moi.

LECHY ELBERNON, Marthe. Voyez ! il ne peut se
passer de vous un intant.

Mais c'est trs mal de ne pas nous le laisser un peu.

Comment ! vous avez pleur ! et lui, quel air morose il a
!

Ah! Ah!

Querelles d'amoureux
               

MARTHE. Je n'ai pas pleur.
            

LECHY ELBERNON, la regardant.    Je ne vous trouve pas laide du tout, moi, Marthe I Mais combien y a-t-il de
temps que vous tes maris ?

MARTHE, voix basse. Six mois.

LECHY ELBERNON. Six mois ? c'est peu. C'est peu!
Mais qui peut se vanter d'avoir quelque chose pour
toujours soi?

Ah ah! ah ah!

J'ai envie de vous dire quelque chose et je ne puis
m'en empcher !

Voyez comme il me regarde, comme s'il avait peur !

Faut-il le dire, Louis ?

Louis LAINE. Faites ce que vous voudrez.

 

Silence.

 

LECHY ELBERNON. Apprenez qu'il a couch cette
nuit avec moi.

MARTHE. Est-ce vrai?

LECHY ELBERNON. Rponds, Laine.

MARTHE. Parle, rponds!

LECHY ELBERNON. Ah! ah!

MARTHE. Tu as dit que tu n'aimais pas d'autre
femme que moi. Tu me l'as jur ce matin, tu l'as jur
!

LECHY ELBERNON.Je te le dis, il a couch cette nuit
avec moi.

MARTHE. Silence, louve ! et toi, parle, est-ce vrai?

LOUIS LAINE. C'est vrai.

MARTHE. Vrai! tu as perdu le droit de prononcer
ce mot-l.

 

Louis Laine ouvre la bouche pour rpondre.

 

 

LECHY ELBERNON, lui mettant la main sur la bouche.

Ne rponds pas, Louis ! Laisse-la crier, laisse-la pleurer ! Qu'est-ce que cela nous fait?

Qu'elle pleure devant nous et notre amour en sera augment !

Vraiment, as-tu menti ainsi? Lui as-tu jur cela ce
matin ?

Ce matin mme?

Certes tu t'es conduit trs bassement et comme un
homme vil!

O Douce-Amre, nous nous sommes souvent moqus
de toi I Et je te connais comme lui-mme et il me raconte
des choses pour me faire rire.

Ce n'est pas moi qui l'ai attir, c'est lui qui est venu vers moi.

N'aie point honte, Louis, et dis-lui que tu m'aimes

Pour voir la figure qu'elle fera, car tel est le cruel
amour!

Il parat doucereux et gentil, mais il est barbare et
impudent, et il a sa volont qui n'est point la ntre, et il
lui faut obir avec dvotion.

C'est pourquoi triomphe, Laine, et n'aie point honte!

Pensais-tu qu'il t'aimt toujours ? Il t'a aime, et de
mme,

C'est moi qu'il aime maintenant.

MARTHE. Rjouis-toi parce que tu as trouv un tel
amour.

LECHY ELBERNON. - Pleure donc! pleure donc!

Pleure de l'eau chaude ! ne fais pas la fire ! Pleure, et
ne retiens pas tes larmes

 

Elle rit aux clats.

 

Ah ah! ah ah ah!

Regarde-la, Laine je ne la trouve pas aussi laide que
tu me le disais.

Elle a la figure presque ronde, comme l'ont les femmes de Syrie.

MARTHE. Ris de moi aussi, Laine! Regarde-moi et
rjouis-toi de l'change que tu as fait.

Louis LAINE. O Marthe, ma femme ! Marthe,
femme !

O douleur, hlas!

O Douce-Amre ! Certes, je t'appellerai amre, car il est
amer de se sparer de toi

O demeure de paix, toute maturit et en toi

je ne puis vivre avec toi, et ici il faut que je te quitte,
car c'est la dure raison qui le veut, et je ne suis pas digne
que tu me touches.

Et voici que mon secret et ma honte se sont dcouverts!

C'est le corps qui l'a voulu, car il est puissant chez les
jeunes gens, et il est dur quand il tire.

Et il est vrai que j'y ai consenti, et je voulais mentir et
cacher, mais voil que cette action s'est dcouverte.

Et je me suis pris cette femme et je lui suis attach
fortement, et je sais qu'elle ne te vaut pas, et elle n'est pas
honnte.

Elle m'aime, et moi je ne puis me dprendre d'elle ! O
ma femme ! ma femme qui es ici ! Tu es ici, et il faut que
je te dise adieu !

Tu es prsente, et faut-il que nous nous sparions?

MARTHE. Louis Laine! je t'appelle par ton nom!
Entends-moi!

Lows LAINE. J'entends. J'ai entendu.

MARTHE. Lve la tte ! Regarde-moi en face et
attache tes yeux sur les miens, et je te dirai la vrit.

Tu as vol quand tu tais encore un enfant.

Car dj tu jouais et il te fallait de l'argent.

Et tu errais de lieu en lieu, comme un homme maudit,
et si tu avais trouv

Une place, tu n'y restais pas longtemps, car ton esprit
te conduisait ailleurs.

Et tu es venu chez nous, et tu m'as emporte, moi qui
jamais n'tais alle plus loin

Que la Croix-des-Cinq-Routes o il y a un Calvaire.

Et j'ai travers ces eaux sans bornes et nous sommes
arrivs

De l'autre ct, ici.

Maintenant parle et accuse-moi.

Pourquoi me renvoies-tu?

Car, si c'tait une servante, on lui dit ce qu'elle a
fait.

Mais toi, tu n'as aucune raison donner, sinon la haine que tu me portes
!                    

LECHY ELBERNON. Ah ah!

Louis LAINE. Marthe, nous ne pouvons vivre
ensemble.

Car je n'en ai pas assez pour toi et pour moi. Nous ne
pouvons demeurer ensemble pour toujours.

Car la froide raison s'y oppose.

MARTHE. La raison?

Louis LAINE. La raison s'y oppose, Douce-Amre.

MARTHE. Maudite soit la raison, alors que je te parle
d'amour ! Ne crains point, car ce que tu me donnerais, je
te le rendrais, avare

N'accuse point la raison ! mais accuse l'esprit animal
et sournois, l'instinct de fuite et de violence.

N'accuse point le corps, comme une femme qui accuse
la servante !

Accuse l'esprit immonde !

L'esprit de mort et de dissolution, qui le sduit, car il
est fait pour mourir.

Mais la volont existe dans le couur de l'homme, et une
odeur divine lui a t donne sentir, comme une odeur
qui pntre par le nez.

Et moi je ne me serais point marie, mais j'ai ressenti
de l'amour pour toi.

O Laine ! toujours les animaux se laissaient prendre
par moi sans crainte, et les enfants ne criaient pas quand
je les tenais.

Je t'ai pris et j'ai attach mes mains derrire ton dos.

Et tu ne peux comprendre l'amiti que j'ai pour toi.

Ne te spare pas de moi, de peur que tu n'ailles
mourir !

Ne dnoue pas mes mains qui sont attaches derrire
toi !

Ne me fais pas cette honte ! Ne me rejette pas, car je
suis ta femme.

Vois, je me tiens ici devant toi !

Louis Laine, je t'appelle dans mon angoisse !

Souviens-toi de la parole que tu m'as jure ! je lve les
mains vers toi !

Regarde-moi ! regarde la confusion o je suis. Il faut
que je dise tout cela devant cette femme, et elle rit, tandis
que je te supplie dans mon humiliation!

Ne me rejette pas ! Car tu n'en as pas le droit, quand tu
voudrais le faire.

LECHY ELBERNON. Le droit? Ah ah ! entends-tu?
Tu n'as pas le droit ! H ? Elle a un droit sur toi, entends-tu?

Pour moi j'te ma main et je te dis: Fais ce que tu veux!

Va, tu n'es pas digne d'elle. Fi !

Admire seulement

Qu'ainsi, du premier coup, elle se soit fait enlever

Avant que tu ne t'y sois reconnu.

Et comme elle t'a pi ! Certes, tu ne peux te cacher
d'elle,

Mais elle te connat et tu ne la connais pas. Bon !

Elle dit qu'elle est honnte, c'est assez.

Pour moi, je ne puis cacher qui je suis, et tu es all
me chercher effrontment

Dans le lit mme de ton hte et dans les mains de celui
qui te paye ton argent.

J'ai vcu librement, et tu sais que j'en ai connu d'autres
avant toi.

Mais je l'ai oubli, et maintenant c'est toi que j'aime.

Aime-moi ! Vois quelle belle dame je suis !

En vrit tu n'es pas fait pour cette vie

De vivre au long de ta femelle comme le cheval prs
de la jument, et on n'attellera pas avec l'nesse l'lan couleur d'corce.

Viens ! sois libre !

Que dirais-tu quand tu entendrais souffler le vent d'hiver sous la porte ?

Songe aux forts! Rampant jusqu'au bout de la branche
qui plie,

La tte en bas, tu voyais sous toi les cimes d'arbres
merger du brouillard au fond de l'abme et la chouette
jauntre voler dans la lumire de la lune.

Songe aux courants d'eau clairs-obscurs o l'on voit
les normes poissons gris

Le saumon et la muskallongee !

Aime-moi, car je suis belle ! Aime-moi, car je suis
l'amour, et je suis sans rgle et sans loi !

Et je m'en vais de lieu en lieu, et je ne suis pas une
seule femme, mais plusieurs, prestige, vivante dans une
histoire invente

Vis ! sens en toi

La puissante jeunesse qu'il ne sera pas ais de contraindre.

Sois libre ! le dsir hardi

Vit en toi au-dessus de la loi comme un lion !

Aime-moi, car je suis belle ! et o s'ouvre la bouche,
c'est l que j'appliquerai la mienne.

Louis LAINE, Marthe. Et toi, qu'as-tu dire?

MARTHE. O Laine, tu m'es uni par un sacrement

Et par une religion indissoluble.

Louis LAINE. Et puis?

MARTHE. N'coute pas ce qu'elle dit, car tout cela
n'est que mirage et mensonge.

Louis LAINE. Et encore?

MARTHE. C'est tout.

Je suis pauvre, je suis sotte, je suis laide, je suis jalouse.

Louis LAINE. N'as-tu rien dire de plus ? O Marthe,
il est inutile que tu parles.

Car c'est celle-l que j'aime.

Il montre Lechy Elbernon.

 

LECHY ELBERNON. Est-il vrai?

Louis LAINE. Oui.

LECHY ELBERNON. C'est bien moi que tu aimes,
Louis?

Louis LAINE. C'est toi.

LECHY ELBERNON. Rpte cela! C'est moi que tu
aimes, et non pas elle?

Louis LAINE. C'est toi que j'aime et non pas elle.

Pause.

 

MARTHE. Adieu!

Laisse-moi te dire adieu, car le jour va finir. O Laine,
mon mari, laisse-moi te regarder encore avant qu'il ne
fasse nuit ! Laisse-moi te toucher avant que nous nous
sparions pour ternellement.

Elle le prend dans ses bras.

Adieu!

Demi-pause.

O ami I bien-aim I ingrat

Pourquoi as-tu fait cela?

Tu connatras que je ne suis pas seulement amre,
mais douce.

Ce n'est pas moi qui me spare de toi, mais souviens-
toi que c'est toi qui m'as renvoye et que je te baisais
l'paule dans mon humiliation.

Et maintenant il me faut te quitter.

 

Demi-pause.

 

Hlas ! que cela et dur, Dieu !

 

Elle s 'loigne d'un pas.

 

Adieu, Laine !

 

Elle sort.
Pause.

 

LECHY ELBERNON, dclamant demi-voix. O ours!
pivert ! loup !

Voici que je ne puis monter plus haut! O cousin Raccoon!
cureuil cramponn l'corce rugueuse!

Vois-moi, mon grand-pre l'Elan, parce que je vais mourir
ici !

Louis LAINE. O ! c'est l'Enfant-aux-sourcils-de-pierre !  

LECHY ELBERNON, continuant. Tout le jour grand
travail je suis monte, pleine de terreur,

Franchissant les troncs pourris, grimpant dans les pierres
croulantes !

Et maintenant je ne puis plus avancer!

Louis LAINE, imitant une voix qui vient de fort loin en bas.

Wow !

LECHY ELBERNON. Haba! Waha ! Ahi !

Ils sont aprs moi, il entends la voix de mon frre !

Aie piti de moi, mont!

Aie piti de la misrable ! aie piti de l'enfant que je porte
dans mon ventre !Tout le jour tu as senti les pieds nus de la
femme grimper.

O mont, cache-moi, qu'on ne me retrouve plus !

O Seigneur, ds que vient l't doux et chaud,

Les femmes travaillent dans les champs, cultivant le sor
ghum et les fves. Et chaque fois que je levais la tte,

Tant que durait le jour bleu, je te voyais ta place,

Assis comme un Sagamore, considrant la contre et la
srnit de la saison.

Et je t 'ai aim. Et un jour tu es venu moi et tu m'as connue,
et voici que je porte un enfant sous ma robe.

Aie piti de moi, montagne !

Je ne puis plus monter, et voici que je me couche sur toi dans
l'paisseur des feuilles !

Haba! Waha! Ahi! Wahaba!

Voici les douleurs de la mort !

Donne-moi des forces pour que je le mette au monde avant
que je ne meure ! Aie piti de lui, si c'est un garon, et qu'on ne
lui fasse pas de mal .!

 

Elle le regarde fixement.

 

Mais, vois-tu, ne m'abandonne pas mon tour.

Louis LAINE. Comment?

LEcHY ELBERNON. Aime-moi!

Je suis tellement triste ! O ! si tu savais la tritesse qu'il
y a en moi

Baise-moi, parce que je suis la libert et te voici sorti de
la maison.

Mais prends garde de ne point ruser

Parce que je suis la plus maligne, et n'essaye point de
m'chapper

Elle lui prend le cou en riant, avec les
deux mains.

De peur que, comme les folles fourmis mles...

Louis LAINE. Va!

Je sais bien que je mourrai bientt,

Et voici que je t'ai rencontre comme une touffe de
fleurs funbres.

Laisse-moi oublier tout.

Laisse-moi regarder le jour qui s'achve, et du bois se
lve un got et une odeur.

Je n'aurai point de part aux occupations des hommes.

Salut, air
!

Salut, dans l'heure de ton abaissement, mystre de joie,

Soleil qui vivifies et qui rends toutes choses visibles !

La journe finit, et la mer de toutes parts

Monte, et elle sera pleine cette heure o se lve un
petit vent.

Maintenant je ferme les yeux au monde. O odeurs !
odeurs qu'on ne sent pas ici !

O toute odeur de la rose et de l'herbe que lon froisse dans ses mains!

 

 

 

 

ACTE III

 

 

Mme scne. - Le soir de la mme journe, immdiatement
aprs le coucher du soleil. Mouches feu dans les herbes et les
feuilles, comme des tincelles.

 

 

           MARTHE. - La saison qui est appele l't

Est constante et sereine, alors que l'arbre et l'herbe
fleurit.

Le vent est faible et doux,

Et le jour devient plus long jusqu' ce que les bls
pient.

Alors les jours diminuent.

Mais il faut encore que le fruit se forme et se nourrisse,

Jusqu' ce qu'il soit mr,

Les fruits qui servent aux hommes et ceux qui ne leur
servent point du tout.

Viennent alors les vents qui hochent l'arbre, et le
noiement des pluies !

Mais maintenant voici, voici le temps de la paix,

Et le ciel est lui-mme pareil, mais toutes choses poussent sur la terre

Et la mer improdutive demeure dans le repos.

C'est le temps qui est au milieu de l'anne, c'est le jour
o le soleil s'arrte.

La lumire du jour s'teint, j'entends la mare nocturne
monter, et la Nuit

Dcouvre le Royaume du ciel.

C'est le moment que la femme se fait parer, tenant
devant elle le miroir deux mains,

Et moi aussi, il est convenable que je me pare

Comme une veuve, prenant d'autres vtements.

 

Elle pousse un cri long et perant.

 

Justice ! Justice

Je me tiens devant l'Univers, et je le vois, et toutes
choses subsistent par la justice.

Et moi je pousserai un cri, car j'ai souffert l'injustice.

Et je suis petite et humble, mais mon cri ne sera point
inentendu.

Justice I Justice I

J'ai aim et je n'ai point t aime.

J'ai t unie lui et tout vivant il s'est spar de moi.

Et il m'a dclar qu'il m'abandonnait et qu'il se sparait de moi par sa propre volont.

Et il m'a vendue comme un animal !

Salut, noir !

Salut,

Figures qui paraissez dans le firmament, les unes qui
tes ternelles et les autres qui passez! et plantes qui par
la nuit suivez la route du Soleil

je te salue, Nuit,

Telle que tu tais avant la lumire et avant que Lucifer
ne part

Je me rjouirai parce que je vois ma demeure devant
moi et jessuierai les larmes de mes yeux.

Car voici que je m'en reviens les mains vides.

Ayez piti de moi, vous qui tes prsents

O mon petit frre an qui avez vcu quinze jours,
n'ayant fait que passer sur la terre comme l'ombre d'une
abeille,

Consolez-moi dans ma honte et dans mon insuccs!

Car, Dieu, tu m'avais envoye

Comme un homme qui un marchand confie des choses prcieuses pour qu'il fasse du commerce avec, et
comme une femme prudente.

Et j'ai rencontr cet homme et je l'ai conduit l'intrieur de la maison,

Et je lui ai montr ces choses, et comme il n'a point
d'intelligence, il n'a point su ce que c'tait;

Et il n'a point voulu de moi pour que je l'instruise, et
il ne m'a point crue, et il s'est moqu de moi.

En sorte que je m'en reviens, rapportant ce que tu
m'avais donn, telle que je suis partie,

N'en ayant point trouv le prix ici.

O Laine que j'ai aim

Silence.

 

Je vous salue aussi, Ocan!

je viens vous voir, grandes eaux qui de la terre avez t
spares I 0 mlancolie!

Je te salue, solitude, avec tous les navires qui sur la
plaine mouvante promnent lentement leur petit feu!

Je te salue, distance!

Je me tiens, pieds nus, sur cette plage, sur le sable
solide o la vague a sculpt des figures tranges.

Je me tiens debout sur cette terre de l'Occident. O terre
qui a t trouve au del de la pluie!

Comme un bien qu'un certain homme acquiert alors
que sa barbe grisonne et dont il faut qu'il retire bientt
son profit.

O terre d'exil, tes campagnes me sont ennuyeuses et
tes fleuves me paraissent insipides!

Je me souviendrai de toi, pays d'o je suis venue l
terre qui produis le bl et la grappe mystique ! et
l'alouette s'lve de tes champs, glorifiant Dieu.

O soleil de dix heures, et coquelicots qui brillez dans
les seigles verts ! O maison de mon pre, porte, four!

O doux mal ! O odeur des premires violettes qu'on
cueille aprs la neige ! O vieux jardin o dans l'herbe
mle de feuilles mortes

Les paons picorent des graines de tournesol

je me souviendrai de toi ici.

 

Entre Lechy Elbernon.

 

 

LECHY ELBERNON. Hello, c'est moi!

MARTHE. Vous?

 

 

Elle s'avance vers elle.

 

LECHY ELBERNON. Oui. Vous tes tonne de me
voir?

Je suis venue vous consoler.

Je connais la vie plus que vous. J'ai t modiste dans
le temps, mais les clientes ne payaient pas et elles me laissaient mourir de faim.

Des femmes qui valaient cent mille dollars. Quelle
honte!

Ne vous dsolez pas.

Moi-mme, plusieurs fois, j'ai t laisse ainsi.
Est-ce que vraiment il vous a aime autant qu'il le dit?
Comment a-t-il pu vous laisser, vous qui tiez lui seul,
pour moi

Qui sur la scne suis expose tout venant, comme un
spectacle ordinaire et public?

Ne vous dsolez pas, ma poule blanche ! Vous aurez
encore bien des occasions de pleurer.

MARTHE. - Pourquoi venez-vous m'insulter?

LECHY ELBERNON. Et pour Tom, je le connais. Il ne
vous donnera peut-tre pas autant d'argent que vous le
pensez.

Il est avare comme Judas ! Tant par mois, voil!

No fun ! C'est pourquoi je le laisse l.

Pourquoi ne vous tuez-vous pas, si vous tes une
femme bien leve?

MARTHE. Je ne puis faire ce crime.

LECHY ELBERNON. Mon pot de violettes blanches!
mon doux lys de Pques

Comment avez-vous pu vous laisser traiter ainsi devant
moi? Vous l'avez suppli et il s'est moqu de vous ! Il
faut que vous soyez bien lche!

Est-ce que vous avez peur? Pour moi, si le dmon de
la tristesse ne me quitte point,

je me tuerai, quand je devrais m'ouvrir le ventre avec
des ciseaux ! Je m'asphyxierai au-dessus d'un bec de
gaz.

Qu'est-ce qui vous retient? Pourquoi ne vous tuez-vous pas?

MARTHE. Vous parlez draisonnablement.

LECHY ELBERNON. Tuez-le donc, lui! Vous n'tes
pas une femme, si vous n'avez pas envie de vous venger.
Tuez-le, je vous le livre.

MARTHE. Ho!

LECHY ELBERNON. Vous ne voulez pas?

Et n'avez-vous point peur que je vous fasse tuer, moi?

MARTHE. Faites ce qu'il vous plaira.

LECHY ELBERNON. Il faut que je vous donne un
autre conseil. Buvez du whisky, qui est un remde
contre la morsure du serpent.

C'est la consolation de ceux qui sont seuls et dont personne n'a souci. Buvez le lait noir ! C'est un bon conseil
que je vous donne ! C'est bon!

J'en ai pris un coup superbe, ce soir!

Je suis trangement gaie ! J'ai du feu au dedans, mais
ce n'est pas au coeur, et il y a toujours quelque chose que
je ne peux pas rchauffer, comme un glaon envelopp
dans une serviette.

a ne fait rien !

Je suis trangement gaie ! J'ai des ides ! j'ai des ides
diaboliques!

a brle en moi comme un bol de punch ! Regardez si
vous voyez quelque chose de bleu!

 

Elle ouvre la bouche toute grande.

 

Je vais ouvrir la bouche toute grande vers la lune pour
me refroidir.

De sorte que je serai toute creuse et qu'on pourrait
m'enfoncer une paille jusqu'au fond de l'estomac.

La lune est pleine. Un mauvais temps pour se faire cou
per les cheveux, comme disent les vieux fermiers, car ils
repoussent aussi drus que de l'herbe et aussi raides que des
poils de cochon!

Ah ! ah ! je vous dis que je suis gaie comme un chat!

Voyez-vous ce saule qui est l?

MARTHE. - Je le vois.

Lady ELBERNON. - Vous le voyez? (Dclamant.)

Le saule comme une veuve verte, alors que l'orage qui monte
fait la nuit...

Je regardais ce saule ce matin pendant que nous causions, et je pensais vous y faire pendre

Avec une corde bien suiffe. Les yeux sortent de la
tte comme des escargots!

J'ai Christophe Colomb Blackwell qui m'aurait fait
cela. Mon ngre, vous l'avez vu?

Est-ce que vous avez vu les chnes verts dans le pays
crole? avec de longues mousses qui y pendent; comme
c'est triste ! O quels beaux cimetires il y a l-bas!

Vous tes entre mes mains.

MARTHE. Je le sais.

LECHY ELBERNON. Bah! Point de fausse honte!
Vous serez heureuse avec Thomas Pollock!

Vous ne dites rien ? Alors vous ne saurez pas pourquoi je suis venue vous voir.

MARTHE. Vous voulez me faire croire que vous tes
ivre!

LECHY ELBERNON. Sentez!

Elle lui souffle la figure.

Savez-vous que je pourrais le ruiner? Oui,

Quoique cela vous paraisse trange; il suffirait

Que cette maison qu'il a ici brlt aujourd'hui. Je me
suis fait expliquer.

Je ne sais ce que je ferai. Je ferai de telles choses cette
nuit... Ah! Ah!

Cest moi qui fais les femmes dans les comdies et je
sais les faire toutes:

La malice de la vierge et celle de la fille de joie et les
matrones qui sont comme des chattes angoras.

Et le diable a trouv la maison vide, et il est entr
dedans, et il ne peut plus en sortir, comme un chat qui
s'est pris dans une serviette.

O il y a une telle aridit en moi !Dites-lui qu'il m'aime,

Et qu'il ne me quitte pas Dites-lui que je l'aime et que
je ne suis pas rassasie de lui,

Et que je veux lui apprendre ce que je connais, m'tant
couche son ct,

Le prenant la tte et sous le bras comme un ouvrier
qui travaille la pice qu'il a saisie;

 

Dclamant

 

Le lit de la joie humaine et la jouissance o il ny a point de
satisfaction..

 

Je ne me retirerai point comme une sorcire au fond
d'un puits de mine,

tudiant une telle imprcation

Que le fer des charpentes flchisse comme du plomb et
que l'pidmie

Enlve les enfants comme plein des mannes d'oiseaux
morts,

Et que des torrents de flammes jaillissent des marchs

 

 

et de la fondation des villes!

Mais je porte dans la chaleur de ma bouche une dissolution plus parfaite,

Soit que je fasse signe l'adolescent

Que c'est lui que j'aime entre tous, le nouveau-n! soit
que le vieillard au menton hriss de crin blanc approche

Le rond difforme de sa bouche aux bords pais!

Et ils ne s'approchent point de moi en vain; mais ils
emportent de moi de la semence,

Fraude, fureur, poison, perversion fondue de la femme
et perte des enfants,

Cupidit, gloutonnerie malice, dgot du travail et de
la peine, et correspondance de la punition

Et le mal n'est point pour un seul, mais il se propage sans fin,

Car il et touch dans son hrdit. Et telle et la joie
que je donne.

Et vous, vous n'tes point vierge non plus.

MARTHE. Ah!

Certes il faut que tu sois le diable pour avoir trouv ce
mot-l!

Dmon, tu ne me confondras point. Car je suis sa
femme et il m'a pouse lgitimement.

J'ai eu piti de lui. Car o se tournerait-il, recherchant
sa mre, autrement que vers la femme humilie,

Dans un esprit de confidence et de honte?

Mais par o l'homme se conserve, c'est par l que tu
veux le dtruire.

Pour quoi faire dtruire ?

Tout est vain contre la vie, humble, ignorante, obstine.

Mais celui qui dtruit quelque chose aura rendre raison
la place, s'il le peut.

Pour moi, Dieu ne plaise que je dtruise rien ! mais
quand j'tais encore une petite fille dans mon pays,

Alors que les abeilles essaiment, sur les deux heures,
quand il fait si chaud,

je m'asseyais dans l'herbe et, frappant sur un morceau
de fer, je disais belle! belle!

Et tout l'essaim par ranges noires venait s'abattre sur
le drap blanc tendu.

Et l'on m'a appris ne point marcher dans les bls et
ne point jeter mon pain par terre,

Mais le poser sur une borne, quand je n'en voulais
plus, ou au pied d'une croix,

Et ne rien prendre aux autres.

LECHY ELBERNON. Eh bien! si vous l'aimez, dites-
lui qu'il ne se sauve pas comme il le veut faire.

Entendez-vous ? c'est cela que je suis venue vous dire.

Dites-lui qu'il m'aime ! Car il veut se sauver, j'ai lu cela
dans ses yeux, et je pense qu'il viendra vous trouver.

Et il est sur le bout de mon doigt comme un insecte
prt s'envoler!

Qu'il ne fasse pas cela ! Ou sinon,

Srement il est mort ! Qu'il n'espre pas m'chapper!

MARTHE. Quoi!

LECHY ELBERNON. Dites-lui cela, si vous l'aimez!
dites-lui qu'il revienne vers moi ! dites-lui qu'il m'aime
!

Dites-lui cela, Douce-Amre
!

 

Elle sort. Pause.

Entre Louis Laine. Il se tient immobile
quelques pas de sa femme.

 

 

LOUIS LAINE, d'une voix sourde. Marthe

 

Silence.

 

Louis LAINE, plus bas. Marthe

MARTHE. Qui tes-vous?

Louis LAINE. - C'est moi.

 

Silence.

 

Rponds!

 

Silence.

 

Est-ce que tu ne me rponds pas?

MARTHE. Laine!

Je pense que nous nous tions mpris tous les deux.

C'tait un attachement trop fort. Nous ne pouvions vivre ainsi attachs ensemble tous les deux, n'ayant rien nous.

Louis LAINE. - Thomas Pollock Nageoire...

 

SiIence.

 

Tu ne rponds rien?

MARTHE. Parle, Laine, j'coute. Je ne te vois pas,
mais j'entends.

Louis LAINE. Douce-Amre, tu es toujours moi.

MARTHE. Je ne suis plus ni douce pour toi ni amre.

Louis LAINE. Je te ferai boire l'eau amre, chienne,
et ton ventre crvera comme une bouteille ! Je vois que
ton parti est pris.

MARTHE. N'as-tu point touch ton argent?

Louis LAINE. - Je n'ai point reu d'argent. Mais lui...
Il est riche, h!

Tu as rflchi, h? tu as consenti.

Dis la vrit ! je sais que tu as consenti.

MARTHE. La vrit? faiseur de mensonges!

 

Silence.

 

Louis LAINE. Ainsi tu as consenti!

Et il est vrai que tu as accept cet change.

coute, Douce-Amre, je le crois.

 

Long silence.

 

coute, Douce-Amre,

Je n'lverai point la voix, comme la nuit tranquille ne
le permet pas,

Et cette face jaune qui par la nuit contemple le soleil.

Et songe quoi elle assiste du haut du ciel, cette
heure de silence.

Tout et perdu!

Tu ne m'es plus douce, Marthe, et tu ne m'es plus
amre, et toute lumire est retire de mes yeux

Infortun ! qui me donnera de dormir et de fermer les
yeux? car le sommeil est comme une nuit sans lune, quand
on dort.

J'ai un coup aigre boire, et si raide que les cheveux
m'en frisent ! le vase est large et profond.

Viens ici, mon aimable ignominie! viens, Madame, que
je te baise et te caresse.

Ainsi, pas plus que moi, douce chatte,

Tu n'as su rsister ce papier sducteur! en vrit, nous
ne sommes que chair et sang!

En vrit, vertu

Pour moi, je ne suis qu'un ruffian, mais comment

Appellerai-je ton indiffrence ?

MARTHE. Malheureux, ne parle pas ainsi affreusement

Louis LAINE. Douce-Amre, j'ai de sombres penses. La bte sauvage ne peut tre apprivoise, mais il
faut qu'elle meure, et l'homme sauvage meurt du brisement de son coeur.

Mais je suis d'une autre race que toi et tu ne m'as point
compris.

Tu te rappelles quand je t'ai connue, c'est alors que
j'tais si malade et je gisais entre la vie et la mort.

Et comme j'tais dans le lit, je sortis:

Et d'abord je rencontrai deux hommes qui portaient
une pice de bois sur leurs paules; et c'taient les montants de la porte avec le linteau.

Et ensuite je vis un potier quatre pattes qui achevait
de se faonner la tte sur une roue; et c'tait une brouette
qu'on avait oublie l.

Et je traversai beaucoup de pays, marchant, changeant
de place.

Et pour les choses que j'ai vues, il y en a tant que je ne
me rappelle plus et les cheveux fourmillent sur ma tte.

Mais comme je suivais le chemin interminable

Dans les bois et la plaine blme, je vis par l'ouverture
de la haie

Un mort tte d'lan qui hersait tout nu la neige avec
une branche d'pines. Et je traversai une eau noire

Et de vastes marais, et j'arrivai dans ce pays

O les Indiens des Pueblos une fois par anne vont
chercher les mes de leurs parents; et avec de grandes lamentations ils s'en reviennent, portant des paniers pleins
de tortues.

Et le sachem vint ma rencontre, mon arrire-grand-
pre qui a vcu dans le temps, de la tribu des Ratons.

Et il me tendit un aliment pour que je le mange,

Et j'y enfonai les dents et je trouvai qu'il avait le got
du savon et je ne voulus point manger.

Pour lors je dus repasser l'eau et je m'en revins obscurment de l-bas.

MARTHE. Hlas ! voil l'esprit de songe qui te tourmente encore

Louis LAINE. je m'enfuirai d'ici ! Il faut que je fuie!
je me sauverai d'ici.

MARTHE. O veux-tu aller?

Louis LAINE. Malheureux ! je suis trahi! Voil
qu'elle m'a trahi aussi.

Est-ce que c'est vrai? Rponds ! Parle ! Rponds!

Hein? hein?

Rponds donc! Pourquoi ne rponds-tu pas Elle ne
rpond rien!

Fuyons d'ici!

Le monde est vide et je suis compltement seul.

Ne me diras-tu pas un mot?

MARTHE. Que veux-tu que je te dise?

Louis LAINE. Dis-moi que tu m'aimes encore. La
nuit est venue ! maintenant je suis lche ! maintenant je
puis prononcer de telles paroles!

MARTHE. Il est trop tard. Tu n'entendras point le
mot que tu demandes de ma bouche. Songe toi seul!

Louis LAINE. Eh bien donc, malheur moi!

MARTHE. Malheureux, ne te maudis pas toi-mme!

Louis LAINE. Malheur moi, parce que je suis dans
le grand monde comme un homme gar et perdu!

Je n'ai point eu d'intelligence. Ce qu'on me dit, je ne le
comprends point. Mais je suis comme l'animal qui va

Vers la main qui lui tend des feuilles.

Et toi, parce que je t'ai trahie, voil que tu m'abandonnes !

MARTHE. Laine, je suis l, je ne t'abandonne
point!

Louis LAINE. Partons d'ici!

MARTHE. Reste! o veux-tu aller?

Louis LAINE. Fuyons! il le faut!

MARTHE. Reste ! sache qu'il y a un danger pour toi.

Louis LAINE.   Il le faut ! il le faut!

MARTHE. Reste! il y va de ta vie!

Louis LAINE. Cela m'est gal ! il le faut!

MARTHE. - Reste!

Pourquoi fuis-tu ainsi devant le souffle du vent?

Demeure ! rsiste!

Et moi je te dfendrai, et je te sauverai aussi; car le
cygne lui-mme,

Et l'innocent hron, se dfend, lui-mme et son nid.

Louis LAINE. Ce n'est point le vent qui souffle, c'est
ce souffle qui est au dedans de moi-mme ! Fuyons!

Quelqu'un est ici et il me presse comme avec une pe
tire.

J'irai! il le faut!

Ne me retiens point, car il y a un esprit en moi. Je
courrai tant que les jambes me porteront

MARTHE, lui saisissant la main. Pardonne-moi, Laine!

Louis LAINE. Que fais-tu?

MARTHE. Je te demande pardon.

Car je t'ai t une compagne pnible et douloureuse. Et
de la main je t'ai pris la main, et voici que tu t'en es
dbarrass.

Mais pardonne-moi maintenant, et ne garde point
de colre contre moi.

Ne garde point

De trouble et de penses injustes.

Louis LAINE. Pourquoi me demandes-tu pardon,
comme quelqu'un qui va mourir?

MARTHE. Dis que tu m'as pardonn.

 

Silence.

 

Louis LAINE. - Et toi, pardonne-moi aussi.

MARTHE.Te pardonner ? Je te pardonne, mon ami!
je te pardonne, mon pauvre petit enfant!

O veux-tu fuir?

je te dis que tu ne peux fuir et que tu es pris. Car
regarde devant toi,

Et regarde droite, gauche, en haut,

Et regarde derrire toi; et considre les cieux toils qui t'entourent!

C'est pourquoi retourne-toi,

Et tiens-toi debout devant Celui qui est parfait et immobile.

Et fais le signe de la croix, car le moment approche o tu vas tre divis.

Regarde l ! regarde

L'Ocan. Regarde le seuil des eaux!

Pour l'homme du vieux monde qui vers le soir tourne
sa face fatigue,

O le terme du jour l est l'clat de l'eau,

Mais voici que tu as port tes pieds de l'autre ct.

Avoue donc ici et confesse-toi.

Tu t'es plong dans la mer ce matin et tu voulais aller
jusqu'au fond;

Mais ce n'est pas cette eau sale-l qui te purifiera, mais
celle qui sort de tes yeux. O Laine, tu es vivant encore

Donne-moi tes mains ! donne-moi tes deux mains

Elle lui prend l'autre main.

O main droite! main gauche!

O main ! je te tenais dans la nuit et, le coeur plein de
joie, je comptais tes doigts l'un aprs l'autre.

O mains ! pourquoi avez-vous t si promptes prendre et lcher!

 

Silence.

 

Et maintenant, remets-moi cet argent qu'il t'a donn.

 

Silence.

 

Louis LAINE. Quel argent? Il ne m'a point donn
d'argent.

 

Silence.

 

MARTHE. Voil que tu mens encore!

Je sais qu'il t'en a donn.

Louis LAINE. Je l'ai jet ! je l'ai laiss! je ne sais ce
que j'en ai fait!

MARTHE. Ne me mens point ce suprme instant!

Dis la vrit! je te dis que tu es prs de la mort.

Ne garde point cet argent et donne-le-moi.

Louis LAINE. Je n'en ai point.

Le temps passe ! le temps passe ! Il faut que je parte
d'ici.

Adieu, Marthe

 

Silence.

 

Adieu, Douce-Amre!

MARTHE. Adieu!

Louis LAINE. Adieu pour toujours!

Il sort.

Entre Thomas Pollock Nageoire.

 

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Good night, Madame.
Bonne nuit.

Ne vous drangez pas. Retez assise.

MARTHE. - Me permettez-vous de m'asseoir?

 

Elle se rassied

.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Qu'est-ce que cela veut dire ?

 

Il la regarde.

 

MARTHE. Une belle nuit, Monsieur.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. O, mais est-ce que
votre mari n'est pas ici ?

Elle secoue la tte.

Est-ce que vous me permettez de rester un moment
avec vous ? car je voudrais vous parler.

MARTHE. Permettre ? N'tes-vous pas le matre ici?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Ne parlez pas ainsi.
Et d'abord pardonnez-moi

Pour ce matin. Je ne me suis pas conduit comme un
gentleman.

Silence.

J'ai une fille, vous savez. Elle doit avoir le mme ge
que vous.

Silence.

MARTHE. Comment s'appelle-t-elle?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Laura, je crois;

Ou Elmira; Elmira, est-ce que c'est un nom de femme?
Elle est l'Universit; il y a bien trois ans que je ne l'ai
vue.

Divorce, see? Je crois que sa mre est Cleveland, O.
Elle a pous un ministre. Oui, elle a bien le mme ge
que vous.

Moi, je ne sais pas l'ge que j'ai. Pas le temps de songer au temps qui passe.

MARTHE. Vous avez beaucoup vcu.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Oui, j'ai beaucoup
vcu.

Il regarde par terre d'un air songeur.

J'ai appris aujourd'hui que le vieux Mike tait mort.
Oui, mon ancien associ. Nous en avons fait ensemble,
des affaires I

Que de choses on se rappelle! J'ai connu le Sud
avant la guerre. Quel beau temps!

Well!

J'ai fait de tout, j'ai roul partout, je sais tout.

Tout cela est pass et c'est comme un rve qu'on a fait.

Mais je puis vous le dire, Marthe,

L'anne a t mauvaise, trs mauvaise I J'ai vu bleu
sur les Cordages
. J'ai bluff, mais je ne sais pas comment
cela finira.

Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout cela.

Votre mari vous a quitte, n'est-ce pas?

MARTHE. Oui.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Et qu'allez-vous faire maintenant?

MARTHE. Vous m'avez dj demand cela ce matin.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Excusez-moi. Ne
prenez point ce que je dis mal.

En vrit, je n'ai rien vous dire, mais je me sens fort
triste.

Depuis que je suis prs de vous, il me semble que je suis comme un vieux homme, et je voudrais que vous
me parliez doucement.

Permettez-moi de rester ici, Bittersweet !

Quel est ce charme qu'il y a en vous ? Car comme les autres femmes, vous ne donnez point envie de parler de se montrer,

Mais de se taire et de penser aux choses passes

Et de rvler le choses anciennes et dont on ne parle
pas, mais que l'on garde dans son coeur,

Et de ne dissimuler rien.

Ne me traitez pas comme un ennemi.

C'est vrai

J'ai donn de l'argent votre mari afin qu'il vous
laisse l.

MARTHE. Et le malheureux vous a cout et il a pris
votre argent ! Et vous venez afin de prendre livraison

Il m'a tout expliqu. Sachez qu'il a fait ce qu'il a pu,
tchant de me persuader. O honte!

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Est-ce qu'il a fait cela?

MARTHE. - Et savez-vous qu'il va mourir maintenant
et qu'on va le tuer?

Hlas ! hlas !

C'est vous,c'est vous qui tes la cause de sa mort, vous, vous !

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Sa mort?

MARTHE. Pourquoi avez-vous fait cela? pourquoi
tes-vous venu vous mettre entre nous, sparant le mari
de la femme? est-ce que cela et bien?

Que vous avions-nous fait ? N'en aviez-vous pas assez
vous, sans envier le bonheur des pauvres gens ? Pourquoi tes-vous venu le tenter

Dans sa faiblesse et dans sa pauvret, homme grand
et riche? Ne pouviez-vous le laisser vivre ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. coutez-moi avec
patience.

Je porterai ma faute, s'il y en a une, et non point celle
d'un autre.

Mais o est la rgle de la vie,

Si un homme ancien et prouv,

Mr, solide, avis, capable, rflchi, ne cherche pas

Avoir une chose qu'il trouve bonne?

Et si je suis plus riche et plus sage que lui, est-ce ma
faute ?

J'ai t honnte avec lui et je n'ai point us de tromperie ni de violence, et je n'ai pas voulu lui faire tort, je lui
ai offert de l'argent, et il a accept, et il est tomb d'accord
avec moi.

Car je lui causais un dommage et il avait droit une
compensation. C'est lui que j'ai offert de l'argent, et non
point

A vous, et je n'ai point agi malhonntement.

Ne dites point que je vous ai achete I Mais puisqu'il
vous quittait, ne lui fallait-il point de l'argent?

- Voil ce que j'ai dire.

MARTHE. Thomas Pollock, faites attention votre
argent qui vous donne un droit au-dessus de tous.

Veillez dessus et ne vous occupez pas de choses frivoles.

THOMAS P0LLOCK NAGEOIRE. Croyez-vous que
j'aime l'argent?

Moi! Non. Cela n'est pas.

J'ai t ruin plusieurs fois dans ma vie et presque toujours

Comme par ma propre volont. C'est un plaisir comme
de vivre

Que de s'occuper quelque affaire et de la suivre jusqu'au bout.

MARTHE. Supposez que la maison que vous avez ici
brlt?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Brlt? Comment
pourquoi brlerait-elle? Est-ce que vous savez quelque
chose?

MARTHE. Elle est entirement en bois.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Oui. Ft pas mme un safe

Je me suis conduit comme un sot!

MARTHE. Supposez cela.

THOMAS P0LLOCK NAGEOIRE. Eh bien je serai entirement ruin.

MARTHE. Retournez donc chez vous sans perdre de temps, c'et un bon conseil que je vous donne.

Ou bientt vous allez voir de la lumire de ce ct.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. C'est un coup de
Lechy!

MARTHE. Allez et ne perdez pas de temps.

THOMAS P0LLOCK NAGEOIRE. Maudite soit l'ide
que j'ai eue d'emporter ces papiers avec moi !

MARTHE. Allez!

Pause.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Que la maison brle! cela fera un beau feu voir I

Je ne me drangerai pas quand je cause avec une dame.

En vrit,

je ne vois point de raison que je fasse une chose plus qu'une autre.

Laissez-moi rester ici.

Ne me parlerez-vous jamais doucement, Bittersweet?

Je sais que vous l'aimez et je vois votre douleur.

Sans doute que je devrais m'en aller; mais pardonnez-
moi,

Car je sais que vous tes l et je n'ai plus la force de
vous quitter.

Laissez-moi reter avec vous un peu de temps.

 

Coup de feu au loin.

Qu'est-ce que cela?

Silence.

MARTHE. Quelque chasseur, sans doute.

 

Long silence. Un oiseau chante, tout coup.

 

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. coutez le whippoorwill.

Silence.

Well!

Il me semble que j'avais pas mal d'intelligence et
d'nergie, et j'en ai tir parti tolrablement bien.

Et j'ai eu une chance passable aussi, et mme une
bonne. Et j'tais fier de ma chance plus que du reste.

Oui.

Je n'ai donc pas eu me plaindre, h?

Je suis un homme srieux et je sais ce que valent les
choses.

C'est pourquoi j'achte, et je ne garde rien pour moi,

mais je revends.

Oui.

Toutes choses me sont passes par les mains, et il me
semble que je revois tous mes comptes.

Dites-moi pourquoi je me sens si triste.

MARTHE. Est-ce que chaque chose vaut exactement
son prix?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Jamais.

Vous ne m'aimez pas, Bittersweet.

MARTHE.   Thomas Pollock Nageoire!

Comme un pcheur au milieu de son filet qui retire les
poissons,

Et qui les rejette tous et n'en garde qu'un seul,

Et comme un homme qui achte un lot dans une vente
aprs dcs, et qui en y regardant trouve

Une chose qui elle seule le paie,

Voici que vous avez acquis plus que vous ne pensez, et
votre dernier achat n'a pas t le pire.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Que voulez-vous dire?

MARTHE. Thomas Pollock, il y a plusieurs choses
que j'aime en vous.

La premire, c'est que, croyant qu'une chose est bonne,
vous ne doutez pas de faire tous vos efforts pour l'avoir.

La seconde, comme vous le dites, est que vous connaissez la valeur

Des choses, selon qu'elles valent plus ou moins.

Vous ne vous payez point de rves, et vous ne vous
contentez point d'apparences, et votre commerce est avec
les choses relles,

Et par vous toute chose bonne ne demeure point inutile.

Vous tes hardi, actif, patient, rus, opportun, persvrant.

Vous tes calme, vous tes prudent, et vous tenez un
compte exact de tout ce que vous faites. Et vous ne vous
fiez point en vous seul.

Mais vous faites ce que vous pouvez, car vous ne disposez pas des circonstances.

Et vous tes raisonnable, et vous savez soumettre votre
dsir votre raison, et vous savez soumettre votre raison
aussi.

Et c'est pourquoi vous tes grand et riche.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Je suis pauvre ! Pourquoi vous moquez-vous de moi?

Je suis pauvre parmi toutes ces choses vendre,

Qui sont moi comme si elles n'y taient pas, et il ne me reste rien entre les mains.

MARTHE. Regardez!

 

Lumire rouge et fume au-dessus de lafort.

 

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. That's all.

 

Entre Lechy Elbernon.

 

LECHY ELBERNON. Thomas Pollock, j'ai vous dire
que votre maison brle.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Je le vois.

LECHY ELBERNON. Qu'est-ce que c'est que a pour vous? une misrable maison de bois
!

Je pense que vous n'avez pas fait la folie, hi!

D'emporter des papiers avec vous?

Comment le feu a-t-il pu prendre? Tous les domestiques sont partis et il ne restait que moi.

Et comme j'tais dans le jardin, j'ai vu tout coup du rouge dans le salon.

 

Elle dclame:

 

La porte est ferme et verrouille;

Les fentres sont fermes et il ny en a pas une d'ouverte et
les volets sont assujettis au dedans avec le loquet et la barre.

Mais tout coup, comme un homme en qui la folie lugubre
a clat,

Voici qu'on voit par les fentes et par les trous de la porte
et des fentres resplendir

L'effroyable soleil intrieur !

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Lechy, je pense que
vous n'tes pas bien.

LECHY ELBERNON. Je suis ivre! je suis ivre! hourra!
et je ne puis me tenir sur mes pieds, hourra!

C'est moi qui ai mis le feu ta maison, Thomas Pollock,
et ta fortune s'en va avec la fume paisse et jaune, et voici
que tu n'as plus rien

Hourra ! hourra !

Servantes, mettez le feu la maison afin de la nettoyer
! que tout ce qui peut brler brle

Que la manufacture brle ! que la rcolte brle quand
on l'a mise en meules ! que les villes brlent avec les
banques,

Et les glises, et les magasins et que l'entrept mammouth

Pte comme une pipe de rhum!

Et moi aussi je brle ! Et toi, tu brleras aussi dans le
milieu de l'enfer o vont les riches qui sont comme une
chandelle sans mche,

Afin que tu te consumes comme de la laine et comme
de la pte qui se rduit sur une plaque de fer !

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Lechy, je ne puis supporter votre profanit.

LECHY ELBERNON, dclamant. Tout brle, et la flamme du temps est attache nos os, et les compagnies d'assurances
ny peuvent rien.

Et elle ne prit point aprs que nous sommes morts, et il ne
 nous reste plus que quelques os comme des pierres, et elle sy attache encore.

O! que je voie encore

La fin de l'anne et la feuille couleur de joue,

Quand la journe est depuis le matin comme un soir et que le
ciel toujours est pur,

Et la saison de consommation, alors que la fort pareillement
et les arbres isols

Rendent tmoignage l'automne et que s'enflamment les
rables et les soumacs I

Et les uns sont comme revtus d'or qui tient peine, et les
autres comme de grands htres s'agitent dans leurs falbalas marron.

Et d'autres sont encore verts et les autres sont roses et rouges!

Que je revienne alors par le chemin quand souffle le vent gros
et froid!

Et la mer est comme du feu bleu et les rivages en sont peints
en jaune.

Et, du bateau que rudoient les eaux sombres, je regarde du
ct po s'tend la terre immense,

Les cieux carlates et verts o brille une toile grosse comme
une noix.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Regardez si elle ne
pleure pas.

LECHY ELBERNON, demi-voix. Je suis sortie dans
le milieu du jour et d'abord j'ai trouv

Une tortue sur le rebord du foss.

Il va pleuvoir.

Entre les champs d'herbe et de fleurs blanches la mer est
bleue comme l'caille de la moule.

Et dans le feuillage sombre du tulipier des fleurs jaunes
brillent comme des lampions d'or.

    Mais cela se rapporte autre chose.

 

On voit sur l'herbe claire par la lune lombre longue d'un cheval qui court et l.

 

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Quest-ce que cela?

LECHY ELBERNON. Je sais ce que c'est!

Cours ! va ! arrte ce cheval que son cavalier ne peut
pas diriger.

 

Thomas Pollock Nageoire sort en courant et revient un instant aprs, ramenant un cheval
sur lequel le corps de Louis Laine est attach.
Il le dtache, et Marthe, le reconnaissant, reste un moment comme en dfaillance.

Puis elle le prend sans rien dire dans ses bras,
le maintenant sur son genou.

 

 

LECHY ELBERNON. Prends-le et garde-le maintenant!
Prends-le, je te le rends.

Il est toi maintenant et il ne t'chappera plus. Tiens-le.

Mets-le dans ta robe et vois comme il est grand et lourd,
lourd et non pas lger.

Ne sois plus jalouse ! maintenant il est toi toute seule.

Retire-lui les boyaux ! retire-lui le coeur, le mettant
part dans un pot. Croise-lui les mains sur la poitrine et
attache-lui la tte sur les genoux.

Et conserve-le dans ta chambre, l'ayant mis dans une
jarre de millet.

Ne t'ai-je pas bien venge ? Car, l'endroit dans les
pierres brunes

O le Sagadahoc en cumant s'chappe d'entre les
montagnes difformes,

Il marchait dans le torrent, se couvrant de l'ombre de la
rive et des arbres.

Mais il ne trompait pas l'oeil du chasseur et le fusil qui
suit et vise.

Et, comme le dindon au plumage de cuivre qu'un coup
de feu abat dans son vol,

C'est ainsi qu'il tomba et se coucha dans l'eau et dans
les pierres.

Et j'ai ordonn

Qu'on l'attacht sur le dos de cette bte que l'intelligence ne conduit pas. Et voici que le cheval te l'a rapport.

Tiens-le donc et regarde-le! Il est toi, rassasie-toi de lui!

Car la femme est jalouse et profonde et elle ne veut
point de partage.

Et son sort est d'aimer et de ne pas tre aime, car
l'homme ne l'aime point.

MARTHE. Pourquoi t'es-tu spar de moi?

Ne m'as-tu pas jur, lorsque tu m'as connue,

Que tu oubliais le monde et que tu avais perdu le chemin pour y revenir?

Et moi je t'aimais et je souffrais amrement entre tes
mains et je te donnais mon couur manger

Comme un fruit o les dents restent enfonces.

Et voil que tu m'as quitte comme si je te faisais
horreur.

Laissez-moi vous regarder, poux ! Que dites-vous?
Rpondez, froides lvres

Vous tes mort et votre servante ne vous peut plus
servir.

O quelle douleur il y a sur votre ple figure! et pourquoi me regardez-vous ainsi avec cette expression d'tonnement et de reproche?

Il y a une manire dont j'aurais d t'aimer, et je ne t'ai
pas aim de celle-l.

Et vous me regardez avec vos yeux attentifs.

LECHY ELBERNON. Et moi, est-ce que je ne l'ai pas
aim et est-ce que je n'ai pas me plaindre aussi?

Celle qui reste la maison attend

Que quelqu'un ouvre la porte et la pousse.

Personne n'est venu,

Et je suis sortie par les lieux sauvages et arides, portant

Un vase plein avec moi, par le dsert de sel.

Et il s'est bris et l'eau des larmes s'est rpandue en moi,

Comme une source perdue dont le passant dit: Il y a
de l'eau, car l'herbe est verte et il n'y trouve que de la
boue.

Et je bois cette eau moi-mme et j'en suis enivre.

Riez de moi, parce que je suis ivre et que je ne peux pas
marcher droit ! Je suis perdue et je ne sais o je suis.

Elle fait quelques pas en chancelant.

Vous riez parce que je ne marche pas droit? Et vous?
Essayez un peu,

Regardez comme je fais bien la femme ivre

Elle marche et l en chancelant.

Qui est-ce qui me tire mon chapeau par derrire ? I like some
drink. (chantant) Two little girls in blue...

Les enfants lui jettent de l'eau sale et de la boue, mais
elle est contente et elle marche la bouche ouverte.

Et son ide est seulement d'aller dormir quelque part.

Et moi aussi, je voudrais dormir, dormir ! Mettez-moi
un pav sur le dos.

 

Elle s'tend par terre et se met ronfler

.

Silence prolong

.

MARTHE. Thomas Pollock, pensez-vous que la vie
ne vaille que d'tre gaspille ainsi?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Que voulez-vous que
je rponde ? Je ne sais plus rien.

Je pense que la vie de chacun a son prix pour les autres.

MARTHE. C'est votre avis? Pensez-vous que la vie
des autres ait son prix ?

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Oui.

MARTHE, tirant de la poche de Louis Laine le paquet de
dollars
. Prenez

C'est pour avoir cet argent un moment dans sa poche
qu'il vous a livr sa femme

Et sa propre vie.

Reprenez cela ! c'est vous.

O Laine ! Laine ! c'est ainsi que tu m'as trompe jusqu' la fin!

Tu as vendu ta femme et tu as possd du papier.

Et tu as prfr le papier que la main chiffonne et ptrit.

Pour moi, je t'ai paru ennuyeuse et la vie

Ne t'a paru de nul prix auprs des rves.

Reprenez cela, Thomas Pollock, cela vous revient.
Voyez si le compte y est.

Reprenez ce papier avec la valeur qu'on a crit dessus, afin qu'on ne s'y trompe pas.

Soyez heureux ! Transformez tout en papier afin que
vous puissiez le mettre dans vos poches.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Je reprendrai ce
papier, car il ne faut pas le jeter.

Et l'argent est une bonne chose pour ceux qui savent
s'en servir.

Il se lve.

La journe est finie et une autre est commence. Voici
que je me lve. O que les jambes me semblent pesantes!

Douce-Amre, quel que soit le mal que je vous ai fait,
pardonnez-moi.

Marthe incline la tte.

Qu'allez-vous faire maintenant?

MARTHE. Je vais faire ma robe de deuil, car je suis
veuve.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Est-ce que je puis
vous aider en quelque chose?

MARTHE. Thomas Pollock, je suis plus riche que
vous ne l'tes.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Cela est vrai, car me
voici pied.

Comme il me semble que j'ai vieilli!

Je suis vieux et il va falloir que je me remette sous
la main d'un autre.

Mais je n'ai plus de courage et ce coeur que j'avais au
travail; je collais mon ide comme une hutre qui s'incruste dans la pierre!

O Douce-Amre, je me souviendrai toujours de vous!

Qp'eSt-ce qu'il faut faire maintenant?

MARTHE. Prenez soin de cette femme qui est l.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Je le ferai.

MARTHE. Thomas Pollock ! apprenez une chose du
prodigue ! apprenez une chose de l'avare

Apprenez une chose de l'homme ivre et du jeune
homme qui aime d'un amour drgl.

Et apprenez une chose des femmes.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Qu'allez-vous faire
maintenant?

MARTHE. - Que sais-je? Me voici veuve.

Hlas, Laine ! O

Mon mari ! la seule chose que j'avais!

Mais cela est bien ainsi.

Oui, il est bon que tu sois mort et que je me trouve
ainsi seule et dsole,

Et il est juste et bon qu'il n'en ait pas t selon que
j'aurais voulu.

Ce n'est pas moi de savoir pourquoi, car je suis une
simple femme, et je n'ai affaire que d'obir.

Nous ne voyons pas Dieu; mais nous voyons l'homme
qui est l'image de Dieu,

Et ne louerons-nous pas le soleil qui nous permet de
le voir et de le regarder ?

Non, je ne sais ce que je ferai.

Cest assez du jour prsent, c'est assez que de vivre
aujourd'hui, et de faire ce qu'on a faire avec soin.

Je coudrai, travaillant l'ouvrage que j'ai sur les genoux.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. Voulez-vous me donner la main?

Elle lui tend la main, qu'il serre en silence.

MARTHE Aidez-moi le rapporter dans la maison.

 

Ils sortent emportant le corps

.

FIN