Jean-luc Lagarce

J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne

(1994)

PERSONNAGES

L'AÎNÉE

LA MÈRE

LA PLUS VIEILLE

LA SECONDE

LA PLUS JEUNE

L'AÎNÉE. - J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne.

Je regardais le ciel comme je le fais toujours, comme je l'ai toujours fait,

je regardais le ciel et je regardais encore la campagne qui descend doucement et s'éloigne de chez nous, la route qui disparaît au détour du bois, là-bas .

Je regardais, c'était le soir et c'est toujours le soir que je regarde, toujours le soir que je m'attarde sur le pas de la porte et que je regarde.1

J'étais là, debout comme je le suis toujours, comme je l'ai toujours été, j'imagine cela,

j'étais là, debout, et j'attendais que la pluie vienne, qu'elle tombe sur la campagne, les champs et les bois et nous apaise.

J'attendais.

Est-ce que je n'ai pas toujours attendu?

(Et dans ma tête, encore, je pensais cela: est-ce que je n'ai pas toujours attendu? et cela me fit sourire, de me voir ainsi.)

Je regardais la route et je songeais aussi, comme j 'y songe souvent, le soir, lorsque je suis sur le pas de la porte et que j'attends que la pluie vienne,

je songeais encore aux années que nous avions vécues là, toutes ces années ainsi,

nous, vous et moi, toutes les cinq, comme nous sommes toujours et comme nous avons toujours été, je songeais à cela,

toutes ces années que nous avions vécues et que nous avions perdues, car nous les avons perdues,

toutes ces années que nous avions passées à l'attendre, celui-là, le jeune frère , depuis qu'il était parti, s'était enfui, nous avait abandonnées,

depuis que son père l'avait chassé,

aujourd'hui , ce jour précis, je pensais à cela, en ce jour précis , je pensais à cela,

toutes ces années que nous avons perdues à ne plus bouger, à attendre donc

(et là encore, peut-être, je me mis, une fois de plus, à sourire de moi-même, de me voir ainsi, de m'imaginer ainsi, et de sourire ainsi de moi-même me mena vers le bord des larmes , et j'eus peur d'y sombrer)

toutes ces années que nous avions vécues à attendre et perdues encore à ne rien faire d'autre qu'attendre

et ne rien pouvoir obtenir, jamais, et être sans autre but que celui-là,

et je songeais, en ce jour précis, oui, au temps que j'aurais pu passer loin d'ici, déjà,

à m'enfuir,

au temps que j 'aurais pu passer dans une autre vie, un autre monde, l'idée que je m'en fais,

seule, sans vous, les autres, là, sans vous autres, toutes, tout ce temps que j'aurais pu vivre différemment, simplement, à ne pas attendre, ne plus l'attendre, à bouger de moi-même.

J'attendais la pluie, j'espérais qu'elle tombe,

j'attendais, comme, d'une certaine manière, j'ai toujours attendu, j'attendais et je le vis,

j'attendais et c'est alors que je le vis, celui-là, le jeune frère , prenant la courbe du chemin et montant vers la maison, j'attendais sans rien espérer de précis et je le vis revenir, j'attendais comme j'attends toujours, depuis tant d'années, sans espoir de rien, et c'est à ce moment exact, lorsque vient le soir, c'est à ce moment exact qu'il apparut, et que je le vis.

Une voiture le dépose et il marche les dernières centaines de mètres, son sac jeté sur l'épaule, en ma direction.

Je le regarde venir vers moi, vers moi et cette maison. Je le regarde.

Je ne bougeais pas mais j'étais certaine que ce serait lui, j'étais certaine que c'était lui,

il rentrait chez nous après tant d'années, tout à fait cela , nous avions toujours imaginé qu'il reviendrait ainsi sans nous prévenir, sans crier gare et il faisait ce que j'avais toujours pensé, ce que nous avions toujours imaginé.

Il regardait devant lui et marchait calmement sans se hâter et il semblait ne pas me voir pourtant,

et celui-là, le jeune frère , pour qui j'avais tant attendu et perdu ma vie

-je l'ai perdue, oui, je n'ai plus de doute, et d'une manière si inutile, , désormais, je sais cela, je l'ai perdue –

celui-là, le jeune frère , revenu de ses guerres, je le vis enfin et rien ne changea en moi,

j'étais étonnée de mon propre calme, aucun cri comme j'avais imaginé encore et comme vous imaginiez toutes, toujours, que j'en pousserais, que vous en pousseriez, notre version des choses,

aucun hurlement de surprise ou de joie,

rien,

je le voyais marcher vers moi et je songeais qu'il revenait et que rien ne serait différent, que je m'étais trompée.

Aucune solution.

(…)

LA MÈRE. - Il dort?

LA PLUS VIEILLE. - Je l'ai mis dans sa chambre, celle-là, la même que lorsqu'il était enfant. Les filles m'ont aidée, nous l'avons porté à l'étage et il dort. Il est arrivé épuisé, je crois cela, il ne pouvait plus marcher, je le regardais finir les derniers mètres, il avançait vers nous comme un garçon ivre, je ne le comprenais pas, il était épuisé et semblait tout près de tomber et s'écrouler.

LA MÈRE. - Il ne dit rien ? À toi, il ne t'a rien dit ? Juste un mot avant de dormir encore, de sombrer, pas un mot?

J'aurais voulu qu'il parle, qu'il me dise quelque chose, presque rien, toujours la même histoire, qu'il parle avant de s'étendre à même le sol, avant de tomber,

j'aurais voulu le son de sa voix

- «Comme je suis, comme j'ai toujours été... » -

il me faisait peur, qu'il reste ainsi silencieux et qu'il ne nous adresse pas même la parole, cela me faisait peur et qu'il se couche ensuite sans rien demander, qu'il tombe au sol, je ne sais pas dire, j'avais mal, le début de la suffocation.

Je me suis trompée, ce n'est pas ainsi que j'imaginais les choses.

LA PLUS VIEILLE. - Dans sa chambre, nous avons laissé les persiennes fermées comme elles le sont toujours, laissant passer, la journée, à peine la lumière et la nuit juste la fraîcheur.

Il est dans son lit, nous avions toujours gardé ce lit, jamais il ne fut question de s'en débarrasser.

- Est-ce que je n'avais pas raison? S'en débarrasser, c'était renoncer à ce qu'il revienne -

cette chambre, c'était sa chambre, nous en parlions pas, je la lavais, je la rangeais sans fin et jamais nous n'aurions imaginé la vider et la repeindre. À nouveau, il est dans sa chambre.

LA MÈRE. - Il était là devant moi, je le regarde, je l'attends depuis de très nombreuses années, ce n'est pas rien, tu peux faire comme si tu ne savais pas, mais ce n'est pas rien, un fils, l'unique fils, mon fils qui revient, ce n'est pas rien, et pour toi non plus ce n'est pas rien,

et pour les filles, celles-là, tu peux les voir depuis qu'il est revenu, depuis qu'il est couché et qu'il dort, dans sa chambre , là-haut , tu peux les voir, pour les filles non plus celles-là, ce n'est pas rien.

Il est là devant moi, tout ce temps passé à attendre ce moment, il est là devant moi,

il a changé, son visage s'est abîmé, il s'est creusé et s'est durci, je le regardais, c'est comme le visage d'un vieillard, une sorte de visage étrange de vieillard ou le corps d'un homme jeune comme devenu vieux trop tôt.

Est-ce que j'ai cru qu'il reviendrait exactement, parfaitement comme il était parti ?

Est-ce que j'avais toujours imaginé cela ?

LA PLUS VIEILLE. - Il dort comme il dormait lorsqu'il était enfant. Il était évanoui à mes pieds, j'ai eu peur, aussitôt, qu'il meure.

Je le regardais et je me suis dit cela : « Il dort comme il dormait lorsqu'il était enfant.»

C'est drôle. Nous l'avons pris, une sous les bras, comme on le voit toujours faire, comme on suppose toujours qu'il faille porter les corps évanouis, je ne sais pas, les gens tombés à terre, les photographies, les tableaux,

nous l'avons pris, l'une sous les bras et l'autre empoigna ses pieds - c'est moi qui empoignai ses pieds - et nous l'avons monté à l'étage. Il est devenu léger, son corps est amaigri mais pour nous, c'était lourd encore.

C'est du travail.

La petite a pris le sac, il n'y avait que ça qui l'intéressait.

On le lui a laissé.

LA MÈRE. - Il faut le laisser dormir longtemps, je crois qu'il dormira longtemps et lorsqu'il aura si longtemps dormi, un jour, nous le verrons s'éveiller

et ce que nous n'avons pas eu aujourd'hui, aussitôt , ce que nous n'avons pas obtenu, ce que nous avions espéré, tant espéré toutes ces années,

qu'il revienne et aussitôt la porte franchie qu'il nous parle et nous aime et nous dise des choses, exactement cela,

qu'il nous dise des choses que nous avions tant espéré entendre,

qu'il nous reconnaisse, juste cela, qu'il me reconnaisse et qu'il vous reconnaisse et qu'il fasse le récit de son voyage, tout ce temps perdu,

ce que nous n'avons pas eu aujourd'hui, là, à l'instant où il franchit la porte, nous l'entendrons enfin, je ne dois pas m'inquiéter,

il s'éveillera, il aura dormi si longtemps, il s'éveillera, il ne saura plus même où il est, sa chambre, il ne la reconnaîtra pas, il faudra lui dire, nous devrons lui expliquer,

il s'éveillera, exactement cela, comme il s'éveillait lorsqu'il était enfant et nous le verrons nous dire ce qu'il a vécu, nous l'entendrons nous dire ce qu'il a vécu, ce que fut sa vie, son voyage, toutes ces années perdues, car elles furent perdues, toutes ces années perdues. Il s’étonnera

(Elle rit.)

Nous pourrons commencer à nous plaindre et lui faire nos beaux et longs reproches.

LA PLUS VIEILLE. - Et tout ce temps, maintenant, à partir de maintenant, tout ce temps, nous resterons près de lui, endormi, à guetter les signes, c'est ce que tu dis?

Nous relayer l'une l'autre auprès de lui, à guetter les signes de ce réveil ou l'assombrissement de plus en plus doux, de plus en plus lent,

sa disparition sans revenir à nous, la noyade dans le sommeil le plus profond ? Sa mort?

Tu veux qu'on ne le quitte plus jamais?

LA MÈRE. - Il faut l'attendre, la même histoire, il faudra rester auprès de lui, oui.

Comme nous l'avons attendu, du jour où il est parti,

du jour où il nous quitta pour peut-être ne plus jamais revenir, du jour où son père le chassa.

«Qu'est-ce que je pouvais faire? Vous êtes toutes là à vouloir me reprocher de n'avoir rien fait, de n'avoir pas plus retenu l'un, pas plus retenu l'autre, qu'est-ce que je pouvais faire ?»

Comme nous l'avons attendu ici,

et plus longtemps peut-être, encore, après que son père meurt, après que son père fut mort et que les raisons de rester , les secrètes raisons de rester se furent éteintes,

comme nous l'avons attendu sans jamais plus croire, peut- être, personne n'avouait mais nous y pensions, toutes,

toi-même, tu dis que tu n'as pas bougé, que rien ne faisait jamais changer ton avis, qui peut croire ça?

Toi-même tu te laissais aller au doute, tu imaginais, peu à peu tu l'imaginais, tu imaginais que tu ne le verrais plus avant de mourir à ton tour,

toi-même, tu as beau tricher, toi-même, tu renonçais, peu à peu, qui ne voit pas cela?

Et chacune y pensait, toutes, celles-là tout autant,

comme nous l'avions attendu, en vain, sans jamais plus croire qu'il ne revienne,

désormais,

nous devrons attendre encore

- cela ne finira jamais, et je serai vieille à mon tour et tu seras morte déjà que j'attendrai encore -

nous devons attendre encore qu'il se réveille et qu'il revienne à nous, qu'il ouvre les yeux et nous parle et fasse le récit de son voyage, ce dut être un voyage,

nous avons toujours tellement imaginé sa vie ainsi, il ne saura nous décevoir,

un beau et long voyage, non ? Un beau et long voyage et si déraisonnable encore, à travers le Monde,

qu'il se réveille et revienne à nous et raconte encore toutes ces années, son histoire

- dut livrer ses batailles, des guerres et des batailles, non? et vainqueur, quoi d'autre ? non ? -

qu'il se réveille et revienne à nous et que nous,

chacune,

nous lui racontions enfin la nôtre, toutes semblables et différentes.

Il faut l'attendre, écouter les bruits, tendre l'oreille et chercher à peine, ne serait-ce qu'à peine,

et chercher, à peine, de son lit, à guetter le souffle, et voler les indices, les indices infimes qui nous le ramèneraient à la vie,

l'instant précis,

le même moment exact du temps où il était enfant, où il s'éveillait et commençait à diriger aussitôt la maison, le jeune fils, à la faire tourner autour de lui, car toujours elle tourna autour de lui

ou guetter sans fin peu à peu, s'il le faut, tu dis cela,

ou guetter sans fin, et nous détruire,

et je ne crois pas cela, je ne l'imagine pas et tu ne me feras pas imaginer cela, je ne veux pas, le naufrage, sa démission, guetter sa mort, la voir venir,

plus jamais ses yeux ouverts et plus jamais un mot,

aucune trace après toutes ces années à l'attendre, toutes ces années perdues à l'attendre.

«Tu crois ça?»

LA PLUS VIEILLE. - Après toutes ces années, de nouvelles années, encore, ce que tu dis ? ici,

dans la maison à l'attendre encore, sur place,

sans aucun mouvement, sur la pointe des pieds,

attendre le réveil de celui-là comme on attendrait le réveil d'un enfant malade dans sa chambre là-haut et nous, là, à nous relayer à l'infini ?

Ce que tu dis?

LA MÈRE. - Nous allons faire ça, oui, je passerai tout mon temps à attendre qu'il s'éveille.

Nous allons faire ça, et si vous ne le faites pas, si vous ne voulez plus le faire, si celles-là ne veulent plus, si toi- même, tu m'abandonnes, si tu ne m'aides pas, oui, je le ferai seule, je resterai là, et j'attendrai seule, qu'est-ce que ça fait?

(…)

LA SECONDE. - Le jour où il reviendra, je me répète cela, toutes ces années, me suis répété cela, le jour où il reviendra -jamais eu de doute qu'il ne revienne –

le jour où il reviendra, je mettrai ma robe rouge, celle-là que vous toutes détestez, avez toujours détestée, ma robe rouge dans laquelle j'ai l'air vulgaire des filles du samedi soir, je cours et j 'enfile ma robe rouge et il me retrouve telle qu'il me quitta.

C'est bien. Il rit.

L'AÎNÉE. - Lorsqu'il passa le pas de la porte, il pose son sac,

lorsqu'il passe le pas de la porte, il entre dans l'ombre de la maison, on le voit mal, je le vois mal, je le devine,

à contre-jour, on le voit mal, la lumière derrière lui,

j'étais sûre qu'on le verrait mal, et que ses yeux, je ne pourrais les deviner, juste la silhouette qui occupe l'entrée de la maison, et ses yeux dans l' obscurité,

lorsqu'il passe le pas de la porte et laisse glisser son sac, un sac de marin, un sac comme en utilisent les marins

-j'ai pensé ça: « Ai-je jamais vu un sac de marin de ma vie ? » j'ai pensé ça –

un sac de marin, ou encore un sac militaire, ces baluchons ronds, en longueur où jamais, j'ai pensé ça, où jamais les vêtements ne doivent se ranger correctement,

ai pensé ça, et j' ai ri encore, je crois bien que j'ai ri encore d'être en train de penser ça, ces détails,

(et toujours, le bord des larmes cherchant à m'emporter)

lorsqu'il revient,

lorsque, enfin, il revient, j'ai ri de moi, de l'importance accordée aux détails, l'importance imbécile et terrifiante à la fois que j'accorde aux détails,

lorsque le jeune frère, celui-là , après toutes ces années perdues à l'attendre,

lorsque le jeune frère, enfin, lorsque le jeune frère revient, ce que peut-être j'ai espéré le plus de ma vie, toutes ces années, lorsque enfin, le jeune frère revient,

ai ri en moi-même,

être là à songer à ce sac, l'usage et la forme,

n'avoir rien de mieux à penser - est-ce un sac de marin? ou sac militaire aussi ? - cela me fit rire en moi-même,

et alors que je tentais encore d'éloigner de moi cette pensée idiote, cette pensée indigne,

car je la trouvais indigne, j'ai pensé cela, c'est une pensée indigne, une pensée indigne d'un tel moment,

m'est venue aussi, et ai ri, je crois bien, et ai ri peut-être

encore plus de ça,

m'est venue aussi en tête la question

- on voudrait songer à des choses nobles, ce mot, des choses nobles et on se laisse glisser vers des détails, les détails imbéciles au beau milieu de ce qu'on voudrait être les heures les plus importantes de sa vie, on imagine ça, toujours on imagina ça, les heures les plus importantes de sa vie -

m'est venue encore en tête la question de savoir si ce sac, , à mes pieds,

si ce sac qui glisse maintenant de son épaule vers le sol, si ce sac, sac de marin ou sac militaire, si ce sac est le sac qu'il avait lorsqu'il nous quitta, le même exactement,

et je n'arrive pas à me souvenir, je ne me rappelle pas, et je reste préoccupée par cette question,

ces détails imbéciles et j'ai tort, et je ris, je crois bien, et je ris d'avoir tort,

et pourtant de ne pouvoir m'éloigner de cette idée. Il franchit les derniers mètres qui séparent le chemin de la cour de la maison, et il passe les trois marches qui conduisent directement à notre pièce.

Il s'immobilise sur le seuil et il ne nous dit rien, il regarde l'intérieur de la pièce et il s'étonne.

Il a son regard étonné, ce regard étonné qu'il avait lorsqu'il était enfant et ce regard étonné qu'il avait lorsqu'il partit encore et lorsque son père le chassa,

lorsque notre père le chassa et lorsqu'il dut nous quitter, lorsqu'il nous quitta, il avait ce regard étonné, déjà.

Dans les moments les plus brutaux, les plus soudains de la vie, il sembla toujours surpris,

étonné, oui, je n'ai pas d'autre mot, étonné, au comble de l'étonnement ,

et l'étonnement sembla toujours pour lui l'expression de l'injustice, l'expression de la découverte de l'injustice,

son visage d'enfant est plus encore celui d'un enfant dans ces moments-là, je me rappelle.

Aussitôt, il est à peine entré, il est là, juste devant nous et le souvenir de ce regard me revient et me fait sourire sans que je sache pourquoi`

C'était lui, exactement, le jeune frère , il avait ce regard étonné.

Il ne nous dit pas un mot, il reconnaît la pièce. Il sourit à peine. Il sourit à peine et s'étonne de nous voir, de voir l'intérieur de la maison et de nous voir.

C'est tout.

LA SECONDE. - Dans ma robe rouge, je suis la première qu'il voit, la seule qu'il voit et reconnaît aussitôt,

dans ma robe rouge, je pense ça, je suis celle qu'i reconnaît le plus vite,

il rit, je le vois rire, il se souvient de cette robe et des danses répétées péniblement les après-midi,

l'apprentissage,

où chacun voulait conduire l'autre à son pas, la préparation de nos entrées,

il rit comme lorsqu'il se moquait de moi et je suis heureuse déjà de l'entendre rire.

LA MÈRE. - Il ne rit pas.

Tu n'as pas eu le temps de te changer, ma pauvre,

on t'imagine - comme tu seras toujours ! - on t'imagine cavaler dans l'escalier et cherchant, tu jures comme un boucher, et cherchant dans tes placards.

Doit être salement enfouie, enfouie et chiffonnée, la robe rouge d'apparat, si vulgaire, on t'imagine,

il pose à peine le pas sur le seuil qu'il tombe et s'évanouit et ne nous dit rien, pas un mot,

il s'écroule et je le vois à peine, son regard, je ne l'entrevois qu'à peine, juste son corps écroulé, , à mes pieds. Tu es là, comme moi, comme nous toutes, celles-là,

tu es à mes côtés, tu me tiens la main, et tu n'as eu le temps de rien faire, pas un geste, rien.

Tu regardes.

(…)

LA PLUS JEUNE. - Lorsqu'il s'est écroulé calmement sur lui-même, je n'ai pas bougé, je crois bien.

Je l'ai vu tomber et j'ai pensé qu'il tombait et c'est tout. Chacune est restée à sa place. C'est comme si aucune d'entre nous ne l'avait vu véritablement glisser

ou si toutes, nous l'avions vu tomber enfin avec lenteur, avec beaucoup de retard, comme au ralenti, sans qu'on puisse rien faire, sans qu'on puisse imaginer rien faire. Il est tombé avec douceur, ce que je crois.

Il est par terre, on le regarde, je ne tiens la main de personne. Je suis toute seule, un peu à l'écart. .

LA SECONDE. - Toutes ces années, pourtant, je me souvenais du bal,

je me disais cela, lorsqu'il reviendra, je retournerai au bal, bonne histoire, allez savoir ,

le frère et la soeur allant au bal dans la vallée, sales types qui nous regardent et n'en reviennent pas, n'auraient jamais cru qu'on le reverrait, l'héritier mâle, n'auraient pas parié!

 - ce que nous n'avons pas entendu, toutes ces années Qu'il était mort et qu'il ne reviendrait plus ou qu'il faisait sa vie, refaisait sa vie, à l'autre bout du Monde et n'avait que faire de nous, les Désespérantes Idiotes, à l'attendre, toutes ces insultes, ce qu'on entendait ! -

sales types qui regardent ça comme on regarde les trains, bouches ouvertes imbéciles, le frère et la soeur entrant ensemble dans la salle des fêtes municipale,

on se pousse pour rigoler, on se demande d'où elle le sort, celui-là, cet étranger ,

et la musique se met en route, boule à facettes, j'aime ça, toujours eu des goûts de vendeuse, boule à facettes, on danse,

danse que je n'ai pas apprise et que je danse parfaitement, nous faisons le vide. C'est un couple superbe.

Tout le monde toujours se moquait de moi, les saletés qui se disaient sur lui, me suis battue, battue vraiment, il a fallu que je me batte,

tous ces mensonges, ces ricanements sur son départ, sur notre père qui le chassa,

le mépris de notre orgueil, l'histoire misérable du frère qui devait revenir un jour et qui ne remettra jamais les pieds ici et que cinq pauvres égarées n'en finissent pourtant plus d'attendre.

Aujourd'hui, le frère est là, il est un beau guerrier – que pourriez-vous comprendre ? - le frère est là et me fait danser, c'est exactement comme dans mon histoire.

Je le regarde, il est tombé au sol, épuisé, abîmé et je songe que je voulais danser avec lui et cracher au visage des imbéciles et que rien ne se passera, il est comme un cadavre sur qui on ne saurait compter.

LA PLUS JEUNE. - Nous irons toutes les deux, je te ferai danser, ce ne sera pas très bien, ce sera un peu bête, comme deux pauvres filles laides, mais nous irons toutes les deux.

(…)

LA MÈRE. - Désormais, tout le temps où il sera dans sa chambre, tout ce temps qu'il prendra à s'épuiser, à disparaître, tout le temps qu'il prendra à mourir,

le temps de l'agonie,

tout ce temps

- est-ce que cela durera des semaines, des mois ? -

tout ce temps, les filles, celles-là, les filles pourront s'éloigner, nous laisser le garder, prendre soin de lui,

nous laisser le protéger et se soucier de sa respiration, de son souffle, craindre pour lui...

LA PLUS VIEILLE. - Tu voudrais le garder pour toi, juste pour toi.

L'AÎNÉE. - Qu'on parte?

LA PLUS JEUNE. - Qu'on te l'abandonne?

LA MÈRE. - Je ne sais pas. Oui, est-ce qu'on peut demander cela, que d'autres qui voudraient être aussi près de la mort à l'oeuvre, que d'autres s'éloignent et donnent un peu de solitude?

Je ne sais pas.

Tu comprends, et celles-là encore, vous toutes et celles-là encore peuvent-elles le comprendre ?

LA PLUS VIEILLE. - Chacune d'entre elles, et moi, encore, chacune d'entre elles souhaite cela. Exactement ce que chacune d'entre nous souhaite.

Ne plus partager, sans se dévorer, non, ne plus devoir partager.

Ce que tu voudrais?

LA MÈRE. - Juste cela, oui. Et ce n'est pas rien, et c'est demander beaucoup.

Juste cela.

L'instant précis.

Elles vont se déchirer, danser leurs danses, chercher l'amour, exiger, vouloir qu'il leur parle, qu'il sorte de son sommeil, elles ne veulent pas comprendre,

elles nous détruiront la vie, elles ne songent pas à mal, mais elles nous détruiront la vie, à longueur de journée, essayer d'obtenir je ne sais quelle vérité.

Elles veulent savoir aussi si elles se sont trompées, si toutes ces années furent perdues pour rien. Elles sont terrorisées, tu peux les regarder, elles sont terrorisées par le sacrifice.

LA PLUS VIEILLE. - Tu voudrais juste, tu demandes ça,

tu voudrais juste qu'on te le laisse. Comme chacune d'entre nous, mais toi plus encore que les autres. Être seule et le garder.

LA MÈRE. - Je ne l'aurai pas, je crois.

LA PLUS VIEILLE. - Non, comme il était à craindre...

LA PLUS JEUNE. - Mal parti.

(…)

LA SECONDE. - Tu as eu des hommes?

L'AÎNÉE. - Des hommes ? Oui. Heureusement. Est-ce que j'ai eu des hommes ? C'est cela la question ? Oui, j'ai eu des hommes. Des hommes m'ont eue. Je ne me souviens plus des paroles de la chanson, mais oui, quelque chose comme ça,

j'ai eu des hommes et des hommes m'ont eue...

C'était assez prévisible, je pense. Pourquoi est-ce que tu me demandes ça?

Je suis restée ici, avec vous, cette campagne, le village là- bas, un ou deux autres villages, plus grands, plus loin,

on me regarde marcher sur la route, je marche exactement comme ils veulent que je marche, j'ai mon pas serré de garce respectable,

mademoiselle l'institutrice,

je méprise les paysans, ce qu'ils répètent et n'ont pas tort, et ils me respectent encore, bien obligés, car j'apprends à leurs gosses imbéciles des rudiments de rien,

ils me méprisent et me saluent.

Je prends l'autocar, je passe la journée en ville à me choisir des chaussures, ce que je raconte, et je dors dans une chambre d'hôtel brun sale avec un séducteur un peu encombré de moi.

Il raconte, il parle de sa femme et de ses enfants, toujours ils font ça, il vend des encyclopédies médicales en souscription économique.

Parfois, ils pleurent, c'est dire.

Tous les deux ou trois mois, on se recroisera par hasard à La Grande Brasserie du Commerce et des Voyageurs , on triche un peu, on fera mine de ne s'être jamais vus et on recommencera l'amour, appelons ça comme ça, on recommencera l'amour à l'étage, sans se dire un mot. Des hommes, oui, de loin en loin, sans les connaître.

Ce que tu voulais savoir?

LA SECONDE. - C'est bien ? C'était bien? Des fois, parfois , c'était bien ?

L'AÎNÉE. - Non. Je ne sais pas. Je n'en sais rien. Je ne me posais pas la question.

C'est comme ce doit être. Quel que soit l'homme, c'est toujours un peu la même manière de faire, les mêmes ridicules, les détails qu'il vaut mieux ne pas regarder, leurs chaussettes, cela décourage, les mêmes envies de fou rire.

Et la surprise un peu ennuyeuse d'être attendrie, parfois.

LA SECONDE. - Tu en as aimé certains? C'est ça que je voulais demander.

L'AÎNÉE. - Des regrets ?

LA SECONDE. - Oui, ça, des regrets...

L'AÎNÉE. - La tendresse pour moi-même, ces choses-là ?...

Non, je ne crois pas. Hygiénique... hygiéniste ?... Bon. Rien de plus, je ne crois pas.

Je me suis toujours juste à peine méfiée de la tristesse, cette tristesse égoïste,

ce plaisir qu'on aurait à se plaindre soi-même, à se regretter avec tant d'émotion,

l'apitoiement qui pourrait doucement me prendre ensuite, c'est cela que je prenais garde d'éviter,

contre cela qu'il faut veiller.

Il faut des règles et des principes.

Je me lève alors que le type dort encore, il ronfle comme ronflent les hommes mariés, ceux-là qui savent que l'autre, la Brave Habituelle, a renoncé,

je me lève et j'enfile mes bas de la veille sur le recoin de la baignoire, c'est bien, l'heure où on quitte les autres sans leur devoir rien.

Le matin, tôt, au buffet de l'autogare - il faut les voir, les timides en permission –

le matin, sitôt, insidieusement, cela pourrait commencer à me faire du mal,

ne plus me lâcher pendant tout le voyage du retour mais je suis experte, devenue experte, j'ai une vraie belle absence de sentiments, je me suis entraînée, je ricane en moi-même et je m'évite les désagréments, la nostalgie, tout ça , les comptes et les bilans.

Je sais bien prendre garde.

LA SECONDE. - Ce que je voulais dire,

des hommes, mais des hommes, je ne sais pas,

des hommes plus attachants, moins passagers, des hommes dont on se souvient un peu. Pas ceux-là, d'autres hommes que les miens, une vie différente de la mienne.

L'AÎNÉE. - Des histoires? Des hommes dont on fait les histoires ?

LA SECONDE. - Oui, c'est ça. Des histoires. Des hommes dont on ferait des histoires.

L'AÎNÉE. - Celui dont on souffrira toujours ? Qu'on croisa et qu'on ne revit pas, dont on cherche la trace parmi les autres, celui-là, à peine, qui bouleversa tout et ne s'en rendit même pas compte et que parfois encore, je me surprendrais à haïr pour m'avoir abandonnée ? L'indifférent?

Mon secret?

LA SECONDE. - Un homme comme ça, oui.

L'AÎNÉE. - Je ne sais pas, non,

j'en ai peur, je ne me rappelle pas, ou je ne veux pas me rappeler.

Est-ce que j'ai décidé, est-ce que cela s'est fait sans moi, naturellement, oui, je ne sais pas.

Pourquoi est-ce que je parlerais de ça, est-ce que je ne dois pas renoncer, ne plus m'en soucier? Un jour comme celui-ci ?

Jamais je n'en parle?

LA SECONDE. - Non, jamais, je ne t'ai jamais entendue.

Un temps.

L'AÎNÉE. - Oui.

Cette phrase, j'embête les élèves, cette phrase-là, toujours

« Elle avait eu comme une autre son histoire d'amour...»

C'est ça?

(Un temps.)

Et toi ?

LA SECONDE. - Moi? Oh, moi, moi, je ne réponds pas à ces questions-là.

Elles rient, peut-être.

(…)

LA PLUS JEUNE. - Lorsqu'il est parti, j'étais petite,

ai toujours été plus ou moins petite, enfant, gamine , enfant

sans importance dans mon coin.

Je ne comptais pas, ce que je dis, ce dont je me souviens. je ne comptais pas. N'ai jamais, plus ou moins, vous ne  pouvez pas dire le contraire, c'est à vous que je le dois, n'ai jamais vraiment compté

Je ne sais pas.

Lorsqu'il est parti, nous quitta, nous abandonna à notre triste sort, quitta la maison sans espoir, manière de parler, sans espoir de retour,

lorsqu'il est parti, on ne fit pas attention à moi, n'ai jamais gardé le souvenir qu'on fasse attention à moi,

et ce jour-là moins que d'autres jours encore,

et ce jour-là, plus que les autres jours encore,

lorsqu'il est parti, ai bien le souvenir qu'on ne se soucia pas de moi.

Lorsque le père le chassa, le mit à la porte,

vous ne dites jamais cela, vous gardez votre secret, vous croyez que c'en est un,

des années entières vous avez chuchoté pour que je n'entende pas, vous vous êtes tues à mon entrée, votre secret...

Lorsque le père le chassa, dans sa colère, sa violente colère,

une de ces colères terribles à faire trembler les murs , l'expression, je répète ce qu'on me dit,

une de ces colères terribles à faire trembler les murs, une colère plus grande encore que toutes les autres colères, une colère de plus, ce jour-là comme tous les autres jours

- car je n'ai jamais eu le souvenir, j'étais petite et je ne comptais pas, vous voulez toujours embellir cette vie-là, cette époque, je n'ai jamais eu pourtant le souvenir qu'il y eût des jours sans cette colère et sans ces cris et sans cette violence,

car il s'agit de violence et rien d'autre

et toutes ces phrases encore, hurlées, vociférées, tous ces hurlements l'un contre l'autre, le père et le fils cherchant à se battre et s'insultant toujours et se menaçant,

car il s'agit de menaces, vous gardez votre secret,

vous niez,

mais il s'agissait de menaces, de menaces qu'on peut croire, qu'on imagine,

on est enfant, j'étais par là, ce recoin ,

(Elle montre.)

de menaces qu'on craint et qu'on imagine, elles pourraient être exécutées,

on est petite, on est enfant et on imagine, et ce ne serait pas des mots, vous voulez ramener ça à des mots,

mais des menaces et des coups, et des blessures, des menaces de blessures, quoi d'autre ?

La haine et la lueur du crime, un instant.

J'étais petite et on ne se souciait pas de moi, mais j'entendais déjà,

le père et le fils se haïssant,

j'étais petite, je ne comptais pas, on ne prenait pas garde à moi, on m'oubliait comme on m'oublie toujours, mais jamais je n'aurai d'autres souvenirs de ce temps-là, je crois, je n'imagine pas,

jamais je n'aurai d'autres souvenirs de ce temps-là que ces colères et ces cris et cette violence, non, et la haine, et cettepeur du crime qui me reste -

une de ces colères terribles à faire trembler les murs,

et plus grave encore, plus définitive et plus dure encore qu toutes les autres colères que nous avions connues...

LA MÈRE. - Tu te souviens de ça, toi ? Tu te souviens de tout ça, tu l'as vu, tu n'étais pas endormie, loin de nous, tu l'as vu et tu t'en souviens ? Tu inventes.

Où est-ce que tu étais?

LA PLUS JEUNE. - Et lorsque le père le chasse, ce jour-là , je compris aussi qu'il le chassait pour toujours,

pourquoi est-ce que je n'aurais pas compris?

(Vous toutes, vous avez compris, vous voulez vous mentir maïs vous toutes aussi, vous aviez compris.)

Lorsque le père le chassa et ordonna que plus jamais il ne revienne, qu'il quitte la maison et ne puisse jamais, plus jamais, y revenir,

lorsqu'il le chasse, qu'il le maudit,

ces phrases-là, étranges,

la Malédiction,

ces phrases qui dans la voix d'un autre, dans un livre, le cinéma, nous feraient peut-être rire, ou seraient sans importance, et qui, ce jour-là, résonnent et me font peur, lorsqu'il le maudit et que je le crois, on est enfant, que je crois cette malédiction,

ce qui jamais n'arrive, ou juste chez les autres, ou dans d'autres pays, encore, incompréhensibles, ou dans le lointain passé, des milliers d'années plus tôt que nous,

les phrases définitives toujours, un peu ridicules et qui me mettent pourtant,

je ne le comprends pas,

et qui me mettent pourtant, à mon tour - comment est-ce que tu as dit ? - au bord des larmes ,

lorsque le père le chasse, le poing levé, je crois l'avoir vu, le poing levé - est-ce que j'imagine ? - lorsqu'il le chasse et lui hurle encore, et c'est bien de hurlements qu'il est question, lorsqu'il le chasse, le maudit, et lui hurle encore que plus jamais il ne le laissera revenir ici,

je le vois, celui-là, si jeune, le jeune frère, on dit toujours ça, je dis toujours ça, il est plus âgé que moi et moi aussi, je dis comme vous, je dis le jeune frère,

cela les fait sourire, peut-être

lorsqu'il le chasse, le jeune frère , je le vois s'en aller, il est de dos, il part,

il descend la route et s'éloigne de la maison, là-bas , vers le virage où au-delà du petit bois, on disparaît,

et rien, je sais cela, ou j'imagine aujourd'hui que j'y ai songé, et rien ne le retient, aucune d'entre nous, ni l'une ni l'autre qui pourrait le faire, qui aurait pu le faire

et pas même moi, trop petite, enfant, gamine, enfant sans importance, personne ne le retient.

On ne le reverra pas.

On m'écouterait qu'on saurait que nous ne le reverrons pas, on m'écouterait, vous le retiendriez.

LA PLUS VIEILLE. - Il ne part pas pour toujours.

C'est facile, aujourd'hui, mais ce jour-là, il part comme il partait souvent et il reviendra.

Ils se disputaient toujours, chaque jour, oui, c'était de disputes qu'il s'agissait, ils se disputaient toujours,

j'ai pensé que c'était une fois encore comme les autres fois, pas un crime plus grand que les autres crimes.

Son père criait très fort, oui, toujours été ainsi,

et le maudissait, des mots oui, des mots

mais combien de fois, déjà, il l'avait chassé et lui avait ordonné de ne jamais revenir et combien de fois, encore, l'autre, celui-là, le jeune frère ,

l'autre était revenu, quelques heures ou quelques jours plus tard, et avait repris sa place sans que rien ne change?

C'était plus violent encore, aujourd'hui, c'est facile, on ne se souvient que de cette journée-là, et on oublie toutes les autres journées, nous ne voulons garder que ce moment- là,

c'était plus violent peut-être, je ne sais pas, je suis perdue, c'est loin,

ils se disaient des choses si dures l'un à l'autre, si haineuses sur leurs vies que je pensais qu'il serait mieux qu'ils se séparent un jour ou deux comme il arrivait parfois. J'ai souhaité cela. Un peu de temps.

Mais je ne l'ai pas regardé partir comme s'il partait toujours.

Tu nous accuses, nous n'avons rien fait, je n'ai rien fait et n'avoir rien fait, tu peux nous en accuser,

mais je n'imaginais pas cela, non, je ne pouvais pas croire que c'était le début de toutes ces années perdues.

Tu nous accuses.

Je n'aurais pas laissé faire, et celle-là, ta mère , celle-là non plus, et les autres, si faibles qu'elles soient, et les autres non plus, personne, nous n'aurions pas laissé faire.

Nous aurions pu nous battre avec l'un ou nous battre avec l'autre, nous battre vraiment, tu nous accuses, mais nous nous serions battues.

Nous serions sorties dans la cour, sur le chemin, nous ne nous serions pas très bien comportées, on aurait tiré les vestes, des choses qu'on fait.

LA MÈRE. - Il partait toujours et toujours il revenait. Comment est-ce que je pouvais penser cela ? Comment aurais-je pu penser cela, le début de toutes ces années d'attente?

LA PLUS VIEILLE. - Ils se criaient l'un à l'autre des jugements si terribles sur leur vie, chacun détruisant l'autre, chacun voulant détruire l'autre, espérant lui faire mal et le mettre à terre, chacun jugeant l'autre sur ce qu'il était ou ce qu'il voulait être, chacun cherchant à gagner ce combat, j'espérais qu'il s'éloigne. J'ai espéré ça.

Et j'entendais et j'avais peur aussi qu'ils ne puissent plus se retrouver et se pardonner encore, comme ils se pardonnaient toujours

- ai toujours voulu imaginer qu'ils se pardonnaient, qu'ils finissaient toujours par se pardonner -

j'avais peur, mais je ne voyais pas, je ne crois pas, je l'ai imaginé, je me suis arrangée toutes ces années,

j'avais peur, oui, j'ai toujours eu peur de la violence entre eux

- la haine ? Oh non, pas cela, je ne veux pas, pas la haine, non -

j'avais peur mais je ne le voyais pas partir pour toujours, partir pour ne plus remettre les pieds dans cette maison, ne plus se soucier de nous, ne plus avoir à faire avec nous. Je ne l'ai pas pensé.

LA PLUS JEUNE. - Et quand est-ce que tu t'en es rendu compte ? Pour toujours, rendu compte?

LA PLUS VIEILLE. - Nous l'avons attendu. On ne disait rien à son père, on ne parlait pas et son père encore jamais ne nous disait un mot de ça, son départ,

l'absence,

jamais il ne nous disait un mot de cette disparition. Il vieillissait, peu à peu, il se laissait glisser vers la vieillesse, c'était son désir, maintenant , il ne voulait rien de plus, ne plus être que vieux.

Il marchait silencieux lorsqu'il devait venir ici,

son bruit de pas dans l'escalier, l'ouverture de la porte, je tendais l'oreille,

ta mère, celle-là , ta mère encore il ne lui parlait pas non plus de cette disparition, je ne crois pas, elle ne répond pas, je ne crois pas,

de cette disparition, l'absence, à ta mère, il ne parlait pas non plus,

et le reste du temps, la journée, il marchait dehors, les bois, la campagne, j'imagine, il partait le matin, il revenait le soir et souvent, presque rien, une semaine pleine, il ne nous parlait pas, il n'en éprouvait pas la nécessité.

On ne demandait rien, on attendait ce garçon,

on se relayait sur le pas de la porte à regarder la route, cette  route qui toujours s'éloigne de nous et disparaît, là-bas , vers le bois,

on cherchait à deviner, on écoutait les voitures qui passent au bas de la côte et qui pourraient s'arrêter,

on écoutait des indices, le bruit d'un pas dans la nuit.

Nous n'en parlions pas, on restait là à espérer, c'est le mot, nous n'en parlions jamais, à espérer, ce mot-là, encore un mot, comme ça, un peu ridicule, rien d'autre.

Toutes ces années, nous les avons passées ainsi, nous les avons perdues ainsi, sans imaginer qu'elles puissent durer aussi longtemps, cela nous ne le savions pas, nous ne pouvions pas le savoir,

nous l'aurions su, qu'est-ce que tu crois ? nous l'aurions su que nous l'aurions empêché, nous l'aurions retenu,

son père et lui, nous les aurions empêchés d'agir, nous ne pouvions pas imaginer la vie de cette manière, qui pouvait imaginer cela.

Tu sembles vouloir,

j'entends,

tu sembles vouloir nous le reprocher, nous accuser comme si nous devions être coupables, comme si nous n'avions rien vu, nous serions coupables, tu sembles nous reprocher cela,

oser nous reprocher cela, et ce n'est pas bien, ce n'est pas juste, j'entends,

ce n'est pas une chose juste car personne ne pouvait imaginer que jamais il ne revienne ou encore, qu'il ne revienne qu'aujourd'hui, à l'heure de sa mort, car il meurt et nous savons qu'il meurt,

personne ne pouvait imaginer qu'il nous laisse ainsi, qu'il nous abandonne, car il nous abandonna

et que jamais il ne donne de nouvelles,

que jamais, lorsque son père est mort, mais pouvait-il le savoir?

- quelqu'un aurait-il pu le lui dire ? aurait-il pu l'apprendre ? -

même lorsque son père est mort, jamais il ne fit signe, nous ne pouvions l'imaginer, non,

et que juste, là, aujourd'hui, au bout de sa course, à la fin, il vienne mourir, comme s'il voulait démontrer quelque chose, et prouver encore quelque chose qui puisse faire mal, car cela nous fera mal,

personne jamais, aucune d'entre nous, tu sembles nous accuser, mais personne, aucune d'entre nous, ne pouvait l'imaginer et le comprendre.

LA MÈRE. - Laisse-la. Elle veut nous reprocher ça. Elle n'y sera jamais pour rien, elle sera toujours innocente. Ce qu'elle aimerait.

(…)

LA PLUS VIEILLE. - Ce n'était pas vraiment le jour des adieux. Est parti brutalement, a claqué la porte, a insulté son père et son père l'insulta, et a claqué la porte.

Ne me souviens pas qu'il m'ait embrassée, qu'il en ait pris le temps, qu'il se soit soucié de moi ou d'elle, celle-là , sa mère, ne me souviens pas, même de sa mère, ne me souviens pas.

Et pas plus encore, pas le souvenir que j'en garde et pas plus un mot, ou un sourire, il ne nous voit pas, il ne se soucie pas de nous, et jamais, ce que nous avons toujours pensé, depuis, et jamais il ne parut se soucier de nous, jamais nous n'avons paru avoir de l'importance, un quelconque intérêt pour lui.

L'AÎNÉE. - Il nous quitte, il nous laisse, c'est nous qui toujours, , toutes les cinq, c'est nous, toutes, qui l'attendrons, toutes ces années perdues, restées bloquées, épuisées, ,

mais c'est son père qu'il quitte, c'est leur histoire à tous les deux,

leur séparation et la violence de leur séparation et nous ne  comptions pas et nous n'avons plus jamais compté, nous attendions, toutes ces années, nous attendions mais nous ne comptions pas.

LA SECONDE. - Il n'a jamais eu de souci de nous, il n'avait que faire de nous.

LA PLUS JEUNE. - On découvre ça.

LA MÈRE. - Taisez-vous, ne dites pas cela, laissez cela. Je ne veux pas entendre ça.

LA SECONDE. -Tout ce temps, jamais il ne donne de nouvelles, tout ce temps, il n'a que faire de nous,

il n'écrit pas, pas un mot, un message, est-ce que nous ne comptions pas plus que cela ? Est-ce que nous n'avions pas plus de valeur que cela, dans sa vie ?

rien,

est-ce que tout ce temps, il ne pensa jamais à nous, à notre désarroi?

car nous étions dans le désarroi, nous étions dans le désarroi et il ne peut ignorer que nous sommes perdues, et que nous l'attendions,

lorsqu'il partait, lorsqu'il était plus jeune encore,

les autres fois,

lorsqu'il partait, et qu'il revenait quelques heures plus tard ou après plusieurs jours, parfois,

il ne pouvait pas se tromper, il savait, il nous voyait, il voyait nos visages lorsque enfin, il repassait la porte, il voyait nos visages,

il nous voyait l'attendre, il savait notre inquiétude.

L'AÎNÉE. - Son père même, à peine, d'une manière imperceptible,

son père encore lui disait cela, son père même lui faisait comprendre, je crois cela,

je ne me souviens pas très bien, mais je crois que même son père s'inquiétait de ses disparitions, et lui disait son soulagement de le voir de retour,

il ne pouvait pas l’ignorer,

il voyait la fête que nous faisions, le bonheur que nous pouvions avoir à son retour, il savait cela, et il ne pouvait ignorer l'inquiétude où nous étions, il ne pouvait ignorer cela,

Il savait cela, il sait cela, et il l'a toujours su,

notre grand souci de lui .

LA SECONDE. - Et tout ce temps, toutes ces années, jusqu'à ce jour, son retour, le temps qu'il passe loin de nous, il ne peut ignorer notre inquiétude, il ne peut s'en moquer,

oui, il sait cela,

il ne peut ignorer combien nous sommes perdues, et arrêtées, , sur nous-mêmes, et désespérées de l'attendre, il ne peut pas ne pas savoir

et ne jamais donner de nouvelles, pas un message, jamais, c'est un crime de sa part, je dis cela, une sorte de crime , n'avoir que faire de la vie de ceux qui vous aiment, c'est une sorte de crime, je ne sais pas, je crois cela,

il me semble soudain que c'est une sorte de crime, je ne suis pas certaine, vous devriez m'aider,

oui, mon inquiétude, mon désarroi, toutes ces années perdues, le temps que moi, et vous toutes là - vous devriez m'aider - le temps que j'ai détruit à l'attendre et à m'inquiéter de lui,

et ne le voir revenir encore, qu'au dernier instant, juste ce dernier instant et le voir s'écrouler, laisser glisser son sac, son sac de marin ou sac militaire,

- revenir et se laisser tomber au sol et mourir encore sans avoir rien à justifier de sa vie, et me laisser dans l'ignorance, et ne rien me donner ! -

nous laisser tout ce temps,

c'est une sorte de crime, je pense cela, je le pense vraiment, soudain, je le pense vraiment, une sorte de crime , oui, aussi grave qu'un crime.

L'AÎNÉE. - Ou du mépris encore de nous, je dis cela, ou le mépris encore de nos vies, le mépris de ce que nous sommes, le mépris de ce que je suis, de ce que vous êtes, le mépris de ce que nous sommes, là, toutes, vous ne répondez pas, mais vous entendez, le mépris encore de ce que nous sommes.

Un rejet, du dégoût.

LA SECONDE. - Il n'avait que faire de nous, je dis cela, vous avez peur de l'entendre,

nous ne comptions pas pour lui et c'est un grand crime de nous avoir ignorées tout ce temps, c'est être coupable. Et mourir, s'il meurt, et mourir ne lui donne pas le pardon.

(…)

LA PLUS VIEILLE. - Et pas plus d'effusions, non, pas plus pour ces deux-là

- la petite est cachée sous l'escalier, ce recoin , elle regarde et personne ne se soucie d'elle, elle ne compte pas - pas plus d'effusions pour ces deux-là, au beau milieu de la pièce, pas plus d'effusions pour elles, de tendresse.

Les adieux, non.

LA MÈRE. - Et elles étaient présentes, on ne l'oublie pas, présentes et bien présentes, et toutes vociférantes, comme déjà elles savaient l'être, et hurlantes encore comme elles l'apprirent, et tentant de retenir l'un et tentant d'empêcher l'autre,

et s'interposer dans la bataille...

L'AÎNÉE. - M'a embrassée. Furtivement.

LA PLUS VIEILLE. - Rien du tout. On l'aurait vu.

L'AÎNÉE. - M'a embrassée, à peine esquissé, presque rien, m'a embrassée...

LA SECONDE. - M'a prise brutalement contre lui, à peine serrée dans ses bras, à peine embrassée, et aussitôt rejetée violemment,

voulu m'éloigner et m'emporter avec lui, les deux à la fois, en même temps.

LA PLUS VIEILLE. -Rien du tout. C'est de l'arrangement. Vous inventez un peu plus chaque fois.

LA PLUS JEUNE. - Chaque fois.

L'AÎNÉE. - Voulait nous empêcher de le suivre.

Comme on se bat, le même mouvement, comme on se battrait, le même sentiment, la même violence, il m'empoigne, m'attire contre lui et me rejette encore.

LA SECONDE. - On gueule. On gueulait. Le père nous donne des gifles...

LA MÈRE. - Il ne vous a pas touchées, n'a jamais touché personne.

LA PLUS VIEILLE. - C'était ça le pire, il parlait très fort et rien d'autre.

LA MÈRE. - Jamais vu un coup passer.

LA SECONDE. - On gueulait. Il nous donnait des gifles, il nous donnait des coups, il balançait ses bras devant lui, à toute volée et nous prenions des coups.

LA PLUS JEUNE. - Cela leur plaît aujourd'hui : des souvenirs de batailles rangées. Ont la belle imagination, et fertile.

LA MÈRE. - Personne n'a vu ça. Vous vous arrangez. Celle-là, sous son escalier, ce recoin , peut dire la vérité, celle-là n'a rien vu.

Cela se fit dans la violence, je ne veux pas parler de ça, cela se fit dans la violence, des mots violents, mais juste des mots et rien d'autre.

Personne ne peut dire qu'il donna des coups, ce n'est pas vrai.

L'AÎNÉE. - Il nous gifle et nous frappe et nous ne pouvons retenir le jeune frère, il quitte la maison, nous n'avons rien fait.

On se sépare.

LA SECONDE. - Par la porte, on ne voit plus rien, à nouveau, c'est fini, juste la route qui descend vers le bois, là-bas et disparaît dans le virage. On aurait dû courir derrière lui. Sortir dans la cour, devant la maison et s'empoigner les uns les autres, et ne pas rester si dignes, comme nous voulons toujours l'être.

L'AÎNÉE. - On pouvait s'enfuir avec lui, cela qui aurait été le mieux, toutes ces années sur les routes, cela m'aurait plu.

Cela fait rire les trois plus jeunes.

LA SECONDE. - Il s'en fichait, il avait son sac, il n'allait pas s'encombrer plus.

L'AÎNÉE. - Le temps que tu mettes ta robe rouge, il était déjà dans le train.

LA PLUS JEUNE. - Pour le coup, c'est lui qui nous aurait mis des baffes pour qu'on le lâche

(…)

L'AÎNÉE. - Ce que nous faisons, le reste de la nuit, toute cette nuit, aujourd'hui, la nuit de son retour, le jeune frère , ce qu'on fait, on ne se couche pas, on chante notre chanson, on danse notre danse un peu lente, toutes les cinq,

toutes toujours comme nous avons toujours été, comme nous avons toujours appris à le faire,

toutes ces années perdues, notre pavane pour le jeune homme, cette histoire-là.

Nous ne trouvons pas le sommeil, nous restons dans notre pièce, la chambre où nous vivons, cet endroit-ci,

nous guettons les bruits qui pourraient venir de son lit, il repose, nous disons cela, nous surveillons le moindre mouvement, nous voudrions tant qu'à peine, il bouge, se retourne en dormant, ou parle dans ses rêves.

On attend, on reste là.

LA MÈRE. - J'écoute, je m'approche, j'écoute, comme j'écoutais à la porte lorsqu'il était enfant, aujourd'hui la même chose. Je cherche à deviner, on ne me donne rien.

LA SECONDE. - Longtemps, j'ai cru cela, qu'est-ce que j 'en sais ? chose que j'ai lue, les livres que tu me lis ou me racontes, longtemps j'ai cru cela, l'idée que j'ai,

longtemps j'ai pensé ne pas survivre et me faire dévorer

peu à peu par l'inquiétude et la douleur,

que je serai vieille, que je vieillirai à cause de lui, l'attendre, longtemps j'ai cru cela, que cela me détruira, le mot, que cela me détruira,

longtemps, j'ai cru cela, ce qui arrive, aujourd'hui, ce retour, je le craignais et j'en avais peur,

longtemps, j'imaginais que la mort de celui-là, la mort du jeune frère, longtemps j'ai cru, et voulu croire que sa mort m'emporterait avec lui.

L'AÎNÉE. - Non?

LA SECONDE. - Non. Ce n'est pas bien ou mal, ou rassurant encore. Ce n'est pas vrai, c'est ainsi, ce n'est pas vrai, on imagine et on s'arrange avec ce qu'on imagine, mais ce n'est pas vrai. Je ne sais pas, je ne crois pas, je ne mourrai pas de chagrin, je ne m'imagine déjà plus, il ne me semble pas, je ne m'imagine déjà plus mourir de chagrin.

Pourquoi est-ce que je mentirais?

On voulait la tragédie, la belle famille tragique mais nous n'aurons pas cela, juste la mort d'un garçon dans une maison de filles.

Tu peux sourire, rien d'autre.

C'est un peu excessif, on rêvait, on voudrait cela, on aurait voulu cela, ce serait beau et douloureux et noble encore et laisserait la lippe pendante aux imbéciles du village

- elle ne survécut pas à son frère, elle l'aimait tant qu'elle mourut avec lui, de détresse, comme ça , la mâchoire qui se décroche -

mais je ne crois pas cela, c'est un mensonge, j'ai beau le regretter, c'est un mensonge.

Je ne sais pas même, cela encore c'est un mensonge, je ne sais pas même si je le regrette sincèrement, si je le regretterai sincèrement.

Toujours, elle a raison, celle-là , ce qu'elle dit toujours: nos arrangements.

Je ne crois pas que je regrette de ne pas mourir,

avoir honte de survivre à ceux qui meurent, je ne crois pas que je me le reproche, ou honte à peine, et très peu de temps, si peu de honte, rien de plus.

Mon corps ne m'abandonnera pas,

on croit toujours cela, non, toi, tu ne croyais pas cela ? on voudrait imaginer,

mon corps ne m'abandonnera pas, il ne se laissera pas glisser, la tristesse ou la douleur lorsqu'il sera mort définitivement,

la tristesse sera immense, et j'aurai mal, là, dans le ventre et les bras et les jambes,

j'aurai mal comme si on m'avait battue, je n'aimerais pas cela, avoir été battue,

la tristesse me prendra toute, elle me dévorera la pensée, elle me brûlera, je sais cela et j'ai peur, je sais cela, je vois cela arriver, je le crains tellement, j'ai peur, la peur d'avoir mal, et le temps que j'aurai mal, j'ai peur,

il faudra m'aider encore, vous m'aiderez, dans votre tristesse, il faudra encore songer à la mienne, car la mienne sera plus grande encore, je dis cela, il faudra m'aider, vous me le devez, ma tristesse sera toujours plus triste que la vôtre

- lorsque j'étais enfant, encore, lorsque j'étais enfant, j'avais si mal déjà pour des chagrins infimes,

j'avais si mal, je voulais mourir et n'en plus parler et je le pensais sincèrement, je le désirais avec sincérité, je voulais mourir,

j'appelais la mort de mes voeux , c'est comme ça?

et avec surprise, je n'obtenais rien, aucune réponse, je souffrais et rien de plus, ce pourrait être pourtant si facile et si limpide, disparaître, la solution -

mon corps ne m'abandonnera pas, et je n'en aurai pas de honte. Je continuerai de marcher et de vouloir marcher, je continuerai de manger et de vouloir manger et j'irai de-main sur la route, je m'inquiéterai du temps qu'il fait et je m'habillerai en conséquence,

toi aussi, tu feras cela, tu te soucieras de la pluie ou de la chaleur, et la semaine prochaine, je retournerai en ville, et j'aurai mon travail, et je sortirai d'ici.

Je n'ose pas le dire et vous toutes, nous trois surtout, et probable que toutes, vous n'osiez imaginer cela, je n'osais pas le dire mais nous recommencerons les taches quotidiennes,

rien de plus, ces choses-là qui viennent après la mort, les tâches quotidiennes.

L'AÎNÉE. - Et ensuite, plus tard encore, nous nous sentirons coupables?

On se dira que nous n'étions pas si désespérées que cela les cinq fières éplorées sur leur colline, nous nous le reprocherons peut-être,

nous serons déçues de nous-mêmes,

et les autres, ceux-là, ils se moqueront de nous, mes braves élèves raconteront ça à leurs braves parents, ils me verront reprendre ma place et tenir, l'air de rien, mine de rien, tenir mon rôle, ne jamais laisser glisser le chagrin, le retenir, ne pas en faire état.

Je ne serai pas plus aimable, c'est un signe, cela ne m'aura pas attendri le caractère.

Ils nous accuseront de nous être moquées d'eux, toutes ces années, cette solitude, la vie de recluses, nos belles mines de veuves, de n'avoir vécu ainsi que pour les éviter, si hautaines et si fières,

d'avoir voulu nous éloigner d'eux, les autres, les gens , ne pas fréquenter les imbéciles.

Ils nous accuseront de mensonge. De mensonge et d'orgueil.

LA PLUS JEUNE. - Et désormais, le dimanche, sur la place municipale, celle-là , notre mère, celle-là devant et la vieille à son côté,

et nous trois en régiment, troupeau de corbeaux, si belles et désagréables dans nos habits de deuil, on nous jugera en chuchotant.

L'AÎNÉE. - S'en relèvent. En réchappent. (Ce qu'ils disent.)

LA PLUS JEUNE. - Reprennent goût.

LA SECONDE. - Ils surveilleront désormais nos voyages en autocar,

et dès le premier retour de ma robe rouge au bal le plus minable, nous pourrons entendre à nouveau le ricanement paysan. Veulent toujours le chagrin définitif, la destruction.

Celles-là qui ne meurent pas de chagrin, ou ne se recouvrent pas encore la tête de cendres, ou vont dans les montagnes et finissent couvertes sous des branches,

celles-là, aussitôt, ils les jugent, les jugent et les condamnent, et pourquoi les jugeraient-ils en définitive si ce n'était pas les condamner qui devait les conduire?

(…)

L'AÎNÉE. - Ce sera drôle cela, mon premier été sans faire l'amour.

L'année dernière encore, j'ai dû avoir quelques hommes et depuis plus jamais, tout cet automne et cet hiver, non, cela ne m'est pas arrivé, j'ai été seule et je n'étais pas triste d'être seule et peu à peu, cela devint sans importance, sans importance ou sans intérêt, je ne sais plus

et peu à peu, la pensée même a disparu et j'ai dû renoncer- tu peux comprendre ça ? -j'ai renoncé.

J'étais bien.

Désormais, depuis qu'il est là, le jeune frère , j'ai dû penser ça, depuis qu'il est revenu et le temps qu'il vivra et le temps que nous devrons attendre,

désormais je ne me soucierai plus de personne d'autre que lui, je ne chercherai rien de plus dans ma vie, je crois.

Nous allons le soigner, nous allons prendre soin de lui et nous relayer à son lit, le prendre en charge et ne jamais plus l'abandonner,

être à chaque heure, le jour et la nuit,

être à chaque heure, à quelques pas à peine, toujours, et surveiller la vie et la mort, le combat qui se mène.

Je n'aurai rien d'autre.

Nous serons juste là, tendues, le corps en avant,

sans autre attention que de voir passer le moment imperceptible, l'heure exacte, juste la respiration,

et nous serons épuisées pourtant de ne rien voir, détruites par les infimes détails, l'apaisement, tout ce silence à guetter le souffle,

ces journées entières à marcher à pas lents et à s'inquiéter de notre propre violence et abîmées enfin par la lenteur, abîmées enfin par l'agonie.

Je ne serai rien d'autre que cela.

Et après encore, je serai vide.

Lorsque tout sera terminé, je serai vide.

Je serai sans force, j'aurai perdu et je n'aurai plus aucun désir, aucun souhait, la simple bonne idée d'aller sur la grand-route, de partir en ville chercher un homme et revenir le lendemain,

je crois bien que cela me passera, je n'y penserai même pas,

et lorsqu'il mourra,

le jeune frère,

lorsqu'il sera mort,

je serai en deuil, j'imagine cela, toutes nous aurons perdu, nous n'aurons plus rien, je serai devenu grise et noire,

en deuil,

oui, exactement cela,

en deuil,

j'aurai perdu tout désir- c'est ça que je te raconte - j'aurai perdu tout désir et tout désir même d'avoir le début d'un désir.

J'en aurai fini.

Je ne croirai plus en rien, j'ai songé souvent que cela me prendrait un jour sans que je l'aie deviné,

je ne croirai plus en rien, je serai définitivement dans mon deuil, , et ce deuil me suffira, il suffira à ma vie,

je serai morte aussi, et morte, cela me reposera, je ne lutterai pas, et je ne souffrirai pas, ma solitude et mon oubli, belle et secrète,

j'aurai fière allure, je ne voudrai rien d'autre.

J'aurai des souvenirs, cela suffira à ma vie, cela devrait suffire à ma vie, j'aurai des souvenirs et mes souvenirs me feront une vie paisible.

Et plus tard, encore, de nombreuses années plus tard

- à l'âge que j'ai -

et de nombreuses années plus tard, quelques années encore après sa mort, le jeune frère , son retour ici et sa mort, après que ce frère soit définitivement sorti de nos vies,

car vous ne voulez pas imaginer cela, il n'est pas encore mort et vous ne voulez pas imaginer cela, trop peur de déchoir,

les Belles Éplorées,

inquiètes de votre douleur et de ses qualités,

vous ne voulez pas imaginer cela mais il sortira définitive-ment de nos vies, on l'oubliera, tu peux rêver, on l'oubliera, toi-même tu l'oublieras,

et celles-là aussi, elles l'oublieront,

nous nous en arrangerons, vous pourrez résister, ne pas rater les anniversaires, peu à peu, entretenir la tombe,

laver et laver encore le carrelage de la pièce, et ne rien vouloir toucher

et ne rien, jamais, ne rien vouloir changer de place, ne rien jeter, ne rien donner, le musée, votre mausolée campagnard, nous nous en arrangerons, on l'oubliera.

L'une fera un enfant,

toi, tu feras un enfant, tu finiras par ramener un enfant, tu ris, on en reparle,

tu feras un enfant, mon jeune neveu ,

un de ces imbéciles qui t'insultent sur la grand-place, un de ces imbéciles te fera un enfant, on en reparle,

tu vas nous revenir du bal avec ta robe rouge de travers et tu nous feras un enfant,

et la chambre de l'enfant sera cette chambre-là, la chambre si bien entretenue du jeune frère mort, un bel après-midi nettoyage et les fenêtres ouvertes et l'air qui entre l'odeur de la lessive sur le sol et l'odeur de l'encaustique sur les meubles - tu te souviens de ça, aussi, l'odeur de l'encaustique ? - et les dernières traces, le sac marin montés dans la soupente...

Vous ne voulez pas l'admettre, aujourd'hui, un jour comme celui-ci, vous ne voulez pas l'admettre, c'est trop tôt,

regarder son cadavre, car déjà c'était son cadavre, regarder son cadavre se laisser glisser devant nous,

là, à nos pieds,

tomber à terre à peine la porte franchie et ne pas vouloir l'admettre,

tu ne veux pas entendre, cela vous est impossible, c'est au-dessus de vos forces, vous refusez de l'admettre mais nous nous arrangerons.

Il le faudra.

Nous nous arrangerons.

Et plus tard encore

- à l'âge que j'ai -

de nombreuses années plus tard,

à l'âge où je serai une vieille femme à mon tour, lorsque je lui ressemblerai à mon tour, celle-là, la Mère, notre mère si solide, lorsque j'aurai pris son port, son allure,

lorsque ce sera moi cette statue, celle-là qui ne pleure jamais et ne nous dit rien, jamais, de ce qu'elle éprouve, de ce qu'elle ressent,

lorsque ce sera moi qui discuterai des factures avec les fournisseurs,

lorsque je serai au début de ma vieillesse, ces quelques mois très courts, l'âge du renoncement,

lorsque ce sera fini,

plus tard encore

- à l'âge que j'ai -

de nombreuses années plus tard,

si le désir devait soudainement me reprendre,

si la volonté de l'amour, la volonté d'aimer et d'être aimée me traversait, le désir que quelqu'un vienne à son tour, enfin, et m'emporte

-je l'aurai bien mérité, non, tu ne crois pas ? -

j'imaginerai cela comme une telle douleur, une si cruelle catastrophe, un tel drame

et surtout, surtout, une ironie si méchante, une blague de la vie, non ? que je m'enfuirai, que je trouverai, je l'espère, la force de m'enfuir, de pousser un cri de colère et de m'enfuir,

que j'arriverai à m'en éloigner,

que je chasserai celui-là qui viendra, qui dira qu'il m'aime et qui voudrait que je l'aime aussi et qui commettra un crime si grand de venir si tard.

(…)

L'AÎNÉE. - Tu partiras?

LA SECONDE. - Je ne sais pas. Est-ce que je peux décider? Comme disait celui-là, notre bon petit jeune homme, dans son lit d'enfant, le jeune frère ,

comment disait-il et d'où tenait-il sa phrase, elle lui faisait tant de profit:

“ Qui n'a pas quitté son pays à trente ans ne le quittera plus jamais...”

Je ne sais pas.

Atteinte par la limite d'âge, à peine. Pourrais, en courant, espérer m'en échapper.

Il meurt cette nuit et en belle désolation, je pars à l'aube, le premier autocar jusqu'à la nouvelle gare, je ne sais pas, il me faudrait de la force.

Toi?

L'AÎNÉE. -Moi, comment est-ce que tu as dit, le chiffre, trente bonnes années, la limite d'âge, c'est grossier, tu es une fille grossière,

Elles rient peut-être l'une et l'autre.

moi, je resterai, tu ne crois pas cela ? Je resterai définitivement là, à garder mon rang, me soucier de ces deux-là, les deux plus vieilles et moi les rejoignant,

aurons nos vies toutes les trois, ensemble,

passerai, j'imagine, passerai sans jamais pouvoir l'empêcher, passerai en douce, en douce oui, du groupe des filles à celui des vieilles, non, je ne sais pas

- ils doivent bien nous appeler d'une manière ou d'une autre, les autres, les gens , doivent bien nous nommer -je deviendrai vieille, doucement, sans révolte, apaisée, je voudrais cela,

et j'irai continuer mes leçons, mademoiselle l'institutrice , me garderai de la vie, des choses qu'on croit, les choses qu'on se promet.

Désormais, elles n'auront plus envie, ces deux-là, elles renonceront,

j'ai peur qu'elles ne s'engloutissent avec lui, j'ai peur et je me soucierai d'elles. Je prendrai garde.

LA PLUS JEUNE. - Je ne sais pas, la plus jeune, je ne sais pas,

celle-là, la seule, qui puisse encore avoir sa chance,

pour qui les choses peuvent commencer enfin,

je ne sais pas, je m’en irai, probable, j’imagine, je m’en irai

Vous ne me demandiez pas?

LA SECONDE. - Non, on ne te demande pas.

LA  MÈRE. - Elles ne te demandent pas, non, mais elles s'en inquiètent.

LA PLUS JEUNE. - J'attendrai mon heure, et m'en irai, probable, ce que je disais, partirai à mon tour et referai ma vie, ferai ma vie, j'imagine...

LA SECONDE. - On ne te demande pas, imagine, oui, exactement cela,

imagine, on ne te demande pas et tu t'en iras, comme tu dis, imagine,

mais on ne te demandait pas...

L'AÎNÉE. - Ou toutes les trois, encore,

sur le seuil de la maison, attendant encore, toutes les trois,

ne sachant plus rien, là, sans jamais se quitter ...

Tenues l'une à l'autre, et racontant notre histoire.

Toutes les trois, encore.

Je voyais cela, aussi.

Ou toutes les cinq, possible, pourquoi non ? toutes les cinq aussi, c'est bien...

(…)

LA PLUS VIEILLE. - Qu'est-ce que tu as ?

LA MERE. - Rien, j'avais cru entendre un bruit.

Le 9 juillet 1994

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