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Théâtre d’aujourd’hui n°2

 

 

 

 

 

AVANT PROPOS

 

LA TRAGÉDIE CLASSIQUE:

UNE TENSION DE L’ECRITURE

 

L'image que l'on a du XVIIe siècle à travers l'enseignement secondaire est celle d'un siècle de «perfection théâtrale ». Vu à distance, une sorte de condensation s'opère. La tragédie classique est l'étalon, la mesure de la perfection, I'aboutissement à la fois formel et idéologique d'une “grandeur” jamais atteinte depuis. Au point d'oublier que le siècle fut un laboratoire d'expériences, que l'audace des démarches et des écritures étaient une façon de résister aux normes et aux censeurs d ‘un théâtre devenu «officiel », soutenu et aidé.

 

On sait pourtant que dans l'œuvre de Molière, aussi bien que dans celle de Corneille, les formes abondent, que les tentatives “ hors règles “ sont la régle du jeu, la liberté du génie.

 

Mais on a tendance encore à considérer qu'il y a un grand Molière (celui qui ennoblit la comédie en la rapprochant du modèle idéal de la tragédie) et qu'un certain Corneille a des difformités, une juvénilité impossible à canaliser tout à fait... Le siècle a été turbulent, passionné, foisonnant, divers : le public et les auteurs de théâtre ont goût pour la fantaisie, I'exubérance, les ” machines “, les féeries, les ballets et la musique, goût aussi pour les emprunts aux dramaturgies espagnole et italienne, au picaresque à rebondissements, à la virtuosité du jeu, au romanesque des situations...

 

La tragédie classique eut le mérite de conciLier les paradoxes du théâtre de son temps: inscrire la parole dans une écriture poétique de grande exigence (I'alexandrin et ses structures formelles jouent -au sens mécanique- avec la langue), concentrer l'intérét et l'action sur le nœud paroxistique du conflit, C les fameuses règles de composition apparaissent alors plutôt libératrices d'énergie et génératrices d'inventions que paralysantes...), déployer la parole au théâtre comme un approfondissement et un accomplissement de l'humain, affirmer le caractère immédiatement « spectaculaire » du mythe et de la passion inscrits au cœur de la parole sonore des personnages...

 

Entre la vitalité baroque et les exigences classiques une tension féconde est à l'œuvre. L'alexandrin est à lui seul le signe de cette tension: il fait voir, entendre, sentir à travers ses images et ses rythmes les plus turbulentes agitations tout en donnant aux auteurs l'ambition de l'équilibre esthétique et de la stabilité des formes.

 

 

Jean-Claude LALLIAS

 

Regnault

 

 

 

  Qu’est-ce qu’un alexandrin. Comment le connaît-on?

 

       Commençons au Déluge. Tous les peuples, de  tout temps, ont dit de la poésie, des poèmes. La poésie, les poèmes font partie des langues naturelles. À l'intérieur des langues naturelles, les peuples ou les poètes, comme on voudra, ont de tout temps appliqué, consciemment ou inconsciemment, que cela surgît des rythmes les plus profonds du corps ou d'une obéissance rigoureuse à des canons enseignés - les deux choses ne sont pas incompatibles -, des règles permettant de reconnâître de la poésie, ou d'invoquer l'existence d'une fonction poétique.

L’ alexandrin, qui est propre à la langue française ( mais qui a été parfois exporté dans d'autres langues ) , obéit donc aux règles de la langue française et en même temps il se distingue d'elle, se détache d'elle en lui ajoutant ses règles propres:

 

« Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur. »

 

Ce vers de Racine [Phèdre, acte IV, scène 2] pourrait être une phrase courante, une phrase de prose, une déclaration d'innocence. Mais c'est aussi un vers alexandrin à partir du moment où je m'avise, où j'entends qu'il a douze pieds, correspondant chacun à une des douze syllabes de la phrase, ou bien qu'il rime avec le mot “ rigueur” du vers précédent. On dira donc que le vers suppose le recours au nombre, qui est ici un simple décompte.

 

 

 

Poésie, fonction poétique

 

Jakobson linguiste américain d’or. russe 1896/1982 — la phonologie —

 

« En poésie, dit le linguiste Jakobson, chaque syllabe est mise en rapport d'équivalence avec toutes les autres syllabes de la méme séquence, tout accent de mot est censé être égal à tout autre accent de mot et, de même, inaccentué égale inaccentué; long (prosodiquement) égale long, bref égale bref; frontière de mot égale frontière de mot, absence de frontière égale absence de frontière; pause syntaxique égale pause syntaxique, absence de pause egale absence de pause. Les syllabes sont converties en unites de mesure. » (2)

 

compter des syllabes

 

On aperçoit par là en quoi consiste, dans une langue donnée, la fonction poétique : à compter consciemment ou inconsciemment- des syllabes, des longues, des brèves, des accents, etc., ce qu'on ne fait pas lorsqu'on parle. Ce qui est syllabe dans la langue devient pied dans le vers, ce qui est plus ou moins long ou bref dans la langue devient commensurable dans le vers: ainsi le principe connu des poésies latine et grecque selon lequel une longue vaut deux brèves. Ce qui est plus ou moins accentué dans la langue devient, en règle générale, temps fort ou temps faible dans le vers: ainsi la poésie fondée sur l'accent tonique, par exemple les poésies anglaise, allemande, italienne, espagnole, ou portugaise pour ne citer que des pays voisins du pays de l'alexandrin. Par exemple:

 

La gloria di colui che tutto move

 

[Dante, Paradis, chant I, vers 11 ]

 

 

To be, or not to be - that is the question

 

[Shakespeare, Hamlet, acte III, scène 1]

 

 

Da steh ich nun, ich armer Tor!

 

[Goethe, Faust, Ire partie, «Nuit», vers 358]

 

 

Les blancs entre les vers

 

 

On admettra aussi, à la suite de Jakobson, que tout blanc qui suit un alexandrin (et précède le suivant) est égal à tout autre. Ce qui ne veut pas dire qu'ils doivent étre réalisés par des silences égaux. Néanmoins il faudra, là encore comme partout, combiner le blanc égal que demande la fonction poétique et la pause que demande la langue. On entrevoit pourquoi, malgré toutes les pauses ou silences qu'on pourrait faire, au nom de la psychologie ou du jeu, dans une tragédie en vers, on ne peut jamais s'arrêter très longtemps sans que se défasse le tissu même du discours (3). On admirera donc comment des acteurs comme Sarah Bernhardt  pouvaient ne pas trainer dans une tirade classique et donner ainsi ce que Louis Jouvet appelait le mouvement du morceau.

 

Le principe d'équivalence, dans la fonction poétique peut aller jusqu'à des sytèmes où la règle demande par exemple que tous les mots du vers ou presque commencent par les mêmes phonèmes (consonne ou voyelle) considérés comme identiques, comme dans certains poèmes de l'ancien scandinave, de l'ancien allemand, ou de l'ancien anglais (ce qu'on peut appeler rime initiale):

 

« A faire felde ful of folke fonde I there bytwen

Of alle maner of men, the mene and the riche,

Worching and wandrying as the worlde asketh.

[Vieil anglais, XIVe siècle]

 

C'est parce qu'il s'inspire de l'ancienne poésie germanique, et notamment de l'ancien Edda scandinave que Richard Wagner use systématiquement de cette forme dans ses drames:

 

Weia ! Waga !

 

Woge, du Welle,

 

Walle zur Wiege ! »

 

[L'Or du Rhin, début]

 

On voudra d'ailleurs ne pas considérer l'allitération comme une exception, comme une sorte d'ornement  facultatif des poètes, mais comme l'une des propriétés les plus constantes des poésies, notamment dans les langues européennes. On reviendra plus loin sur ce point à propos des alexandrins dans le théatre classique.

 

 

On a noté aussi que d'anciennes langues sémitiques (égyptien, hétreu) faisaient s'équivaloir, indépendamment de la question du rythme, de plus grandes unités, de vers à vers, selon la similitude, l'antithèse ou le complément de sens (système appelé au XVIe siècle parallelismus membrorum, par Robert Lowth, éveque anglican, (4)). Ainsi:

 

« Je ressemble au pélican du désert,

 Je suis pareil à la hulone des ruines. »

 

[Psaume 102, verset 7]

 

« Un temps pour pleurer

 et un temps pour rire;

 un temps pour gémir,

et un temps pour danser »

 

[Ecclésiaste, III 4]

 

On ne cite ces divers exemples que pour faire apercevoir, par contraste, que le vers français traditionnel se borne à compter des syllabes et à rimer avec un autre vers. La rime, en effet, est aussi un principe d'équivalence, puisqu'elle requiert qu'on entende deux fois la méme chose, à peu de différences près (différence des rimes riches et des rimes pauvres).

 

Lorsque donc deux alexandrins se suivent et riment ensemble, (rimes dites plates: AA, BB, CC, DD,...), ce qui est la règle ordinaire de la quasi-totalité du théâtre en vers depuis la Renaissance jusqu'au XIXe siècle, l'oreille se règle donc au moins sur deux sortes d'équivalences: celle de douze pieds et celle de la rime (auxquelles il faudrait ajouter celle des accents du vers: à la fin du vers, à l'hémistiche et dans chaque hémistiche>:

 

 

 

«0/ ra-/g(e)!   o/ dé-/ ses-/ poir!/ ô/ vieil-/ les-/s(e) en-/ ne-/ mi-/(e)!

 

 

N'ai/ je-/ donc/ tant/ vé-/ cu/ que/ pour/ cet-/t(e) in-/ fa-/ rnil {e)»

 

[Corneille, L e Cid, acte 1, scène 4, vers 238-9]

 

« C'est seulement en poésie, dit Jakobson, par la réitération d'unités équivalentes, qu'est donnée, du temps de la chaîne parlée, une expérience comparable à celle du teınps musical. » (5)

 

Le vers implique donc toujours la fonction poétique (les equıvalences citées), même s'il est utilisé ailleurs que dans ce qu'on appelle poésie, ainsi dans les slogans, les chansons, la publicité. Ce que signale Rimbaud dans son art poétique:

 

« La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe. »

 

Ou encore:

 

« J'aimais [...] la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naîfs. » (6)

 

6) Rimbaud' Une saison en enfer « Alchimie du verbe »).

 

(3) Qu'un blanc entre deux vers égale un autre blanc recevrait une confirmation paradoxale dans Un coup de dés... de Mallarmé. Qu'il y ait dans ce poème non seulement des blancs très inégaux, mais aussi des caractères typographiques de corps très différents montre plutôt un système de proportions entre ces longueurs et ces tailles inégales, et donc une commensurabilité entre les éléments. Comment réaliser ces proportions, comment dire Un coup de dés... est une question sans doute redoutable, mais intéressante.

 

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             On admettra en outre que le principe d'équivalence de Jakobson s'applique aussi aux vers eux-mêmes, qui seront considérés comme      égaux entre eux : un hexamètre dactylique égale un hexamètre dactylique ( L'lliade et l'Odyssée ), undécasyllabe avec assonance égale un autre décasyllabe ( La Chanson de Roland ), un alexandrin égale un alexandrin, etc.

 

 

définition : “ phonologie ” :  étude des phonèmes du point de vue de leur fonction dans une langue, relation et contraste dans le système des sons de ladite langue. “ phonème ” = son d’une langue.

 

 

 

 On trouve alors le principe selon lequel le vers,   dans une langue, est un mot phonologique à lui seul, qui a été démontré pour le vers français à partir de raisons internes par Jean-Claude Milner, et qui a servi de base au traité Dire le vers. Il l'exprime ainsi en le généralisant :

 

« Si, dans une langue, il existe un système poétique où la notion de vers est définissable et si, dans cette langue, la phonologie définit la notion de mot, alors:

 

1) le début et la fin du vers sont traités phonologiquement comme le début et la fin d'un mot, même si les conditions de la définition générale ne sont pas satisfaites

 

2) l'intérieur du vers est traité comme un mot unique, même si, suivant la définition générale, il en contient plusieurs. » (7)

 

 

Pour le vers, être traité comme un seul mot signifie que toutes les règles de phonologie et donc, pour ce qui nous intéresse, de diction, qui s'appliquent aux mots ou groupes de mots de la langue (unités de souffle comme on dit aussi), s'appliqueront au vers lui-même.

 

Pour le vers français, cela signifie que les systèmes de diction du e muet, de la liaison, des accents, qui valent dans la langue, s'appliqueront aussi au vers français lui-même. Il sera donc considéré comme un mot phonologique du point de vue poétique contenant à l'occasion plusieurs mots phonologiques de la langue.

 

Nous parlerons de “mots de langue”

 

Ainsi:

 

“Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur.”

contient trois mots phonologiques de la langue (trois groupes grammaticaux qui sont aussi trois unités de souffle):

 

"Le jour", groupe nominal, sujet;

" n'est pas plus pur ', groupe verbal;

"que le fond de mon cœur ", groupe complément du comparatif.

 

Mais, en tant que vers, il compte pour un, s'émet donc d'une seule émission de voix, d'une seule tenue, d'un seul souffle. Sa beauté serait atteinte, on le sent bien, si on le divisait en morceaux. Certes, dira-t-on, cela est bien aisé avec un vers aussi simple. Pourtant la bonne diction requiert qu'on utilise le même souffle pour dire ce vers d'une syntaxe plus complexe:

 

"Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle ? "

 

[Andromaque, acte IV, scène 5]

 

 

qui contient quatre mots de la langue (syntaxiquement différents):

 

«Je t’ aimais », groupe verbal;

 

«inconstant», sorte de circonstantielle apposée (= guoique tu fusses inconstant);

 

«qu'aurais-je fait», groupe verbal;

 

« fidèle » même statut que “  inconstant “ (= si tu avais été fidèle).

 

Mais cela n'entraîne nullement qu'on dise les douze syllabes sur le même ton, ni qu'on efface les différences syntaxiques.

 

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On souhaite seulement, dans ces réflexions sur l'alexandrin ou plus généralement sur la diction du vers, dissiper un certain nombre de préjugés, dont on relèvera ici les plus constants:

 

1) en premier lieu, si la poésie est une expérience de toutes les langues, on en conclura que le français n'est pas une langue exceptionnelle, et que les poèmes et le théâtre en vers font partie de son histoire. Il est donc normal, naturel (norme et nature qui ne sont que de langue) que cela s'apprenne, et notamment en classe. C'est faute d'avoir appris en cLasse une fable de La Fontaine, un sonnet de Du Bellay ou de Ronsard, une tirade de Corneille ou de Racine, un poème de Victor Hugo, de Baudelaire ou de Rimbaud que les élèves qui entrent dans les conservatoires d'art dramatique se trouvent démunis devant le théatre en vers;

 

2) corrélatif de ce préjugé est cet autre selon lequel, pour un jeune francophone, dire des vers, savoir des vers, « déclamer » est hautement ridicule. Il y a là une pudeur sans doute liée à des tabous sexuels exprimés au moyen de la matière de la langue. (   Ainsi, l'amoureux craint parfois lui aussi le ridicule, et inversement être amoureux conduit parfois à écrire des vers. );

 

3) à cela s'ajoute le préjugé de classe qui veut que l'alexandrin soit réservé à cette frange de la bourgeoisie française éclairée qui fait faire à ses enfants des études secondaires et les abonne à la Comédie-Française.

 

Or l'alexandrin appartient à la langue française et non à une classe quelconque, comme la langue est la proprieté de tous ceux qui la parlent, ou, plutôt, les sujets appartiennent à la langue qu'ils parlent, selon le point de vue de Kafka déclarant un jour au jeune Gustav Janouch qui lui avait prêté un livre nouveau:” Ce livre est un témoignage terriblement sincère de relâchement. La langue n'est plus ici le lien. Les auteurs ne parlent plus ici que chacun pour soi. Ils font comme si la langue leur appartenait personnellement.

Et pourtant elle n'est donnée aux vivants que pour un temps indéterminé. Nous n’avons le droit que d'en user. En réalité, elle appartient aux morts et à ceux qui sont encore à naître”(8)

 

Cette considération doit être libératrice. Elle indique la limite de toute socio-linguistique, à moins que ce ne soit celle de la sociologie elle-méme.

 

(8) Gustav Janouch, Conversations avec K

 

 

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L'expérience montre que les jeunes francophones, Français de première ou de n-ième génération, immigrés de première ou de n-ième génératıon, ou les étrangers à l école en France, etc. 0nt dans la langue un bien commun à tous, qui, selon l'avis d'un dictateur célèbre, n'est pas de l'ordre de la superstructure sociale. Qu'ils aient plus ou moins de mal à la parler et à l'écrire ne vient pas d'elle, et bien souvent pas d'eux non plus. Sinon, on expliquerait mal pourquoi les petits Chinois, pendant des millénaires, auraient pu apprendre à écrire une langue réputée redoutable, pourquoi les petits Arabes pourraient retenir l'arabe classique, etc.

 

L'expérience montre même que les enfants issus de locuteurs parlant l'arabe, ou quelques langues asiatiques, témoignent d'une attention à la langue française et aux règles de sa poésie parfois propres à surprendre l'incrédulité de leurs instituteurs. Il faut donc poser que l'incapacité des enfants à parler une langue vient la plupart du temps de la démission de ceux qui les instruisent. On voudra y voir, cette fois-ci, les limites de la psychologie, et non pas seulement de celle de l'enfant.

 

L'expérience (et notamment la nôtre) montre qu'il suffit de deux à trois heures dans une classe de première ou de terminale pour que quelque chose de l'alexandrin soit entendu, et que les locuteurs s'avisent à l’occasion de quelques-unes des propriétés de la langue qu'ils parlent. L'explication des principes fondamentaux du e muet, de la liaison, de l'accentuation dans la langue française, aidée de la compétence, au sens linguistique, des sujets fait lever au passage des légions de petits Monsieur Jourdain (9}.

 

Plus graves, ou plus ancrés, sont, dans les conservatoires d'art dramatique, les préjugés à l'endroit de l'alexandrin propres aux maitres préposés du vers. L'expérience montre encore que ces préjugés visent à maintenir des sortes de secrets d'exécution, à défaut de fabrication, et forment un faisceau de raisons dont la clef de voûte est l'idée que l'alexandrin doit devenir une affaire personnelle  ( comme les baskets ou la tenue de jogging qu'on apporte au cours de gymnastique ). Le mâître a donc son alexandrin, l'élève aura le sien, tout comme on soupçonne Corneille et Racine d'avroir eu eux aussi chacun le leur!

 

On saura donc dissiper ces préjugés en posant les principes réels du vers, issus des rapports du vers avec la langue (10).

 

 

 

Le théatre

 

la matérialité de la langue

 

 

On pourrait rappeler que le théâtre a toujours été en vers avant d'être en prose, ainsi à Babylone, en Grèce antique, à Rome, en Inde, dans le Japon classique, etc.  et que, pour ne parler que de l'Europe, il n'est en prose que depuis “récemment”. Ainsi, en français, on trouve la prose seulement dans quelques farces du Moyen Age, dans des comédies baroques, dans une partie des comédies de Molière, puis dans le théatre comique qui a suivi Molière, puis dans une partie des drames romantiques, etc. L'idée même de tragédie en prose fait un effet étrange. C'est pourquoi Hegel, conformément à une tradition millénaire, peut encore ranger le théâtre dans la partie intitulée « Poésie » de son Esthétique.

 

C'est pourquoi, pour des raisons analogues, le grand homme de théâtre récemment disparu, Antoine Vitez pouvait soutenir paradoxalement que le théâtre est toujours en vers, en tant qu'il appartient à la poésie prise au sens le plus général - il est dit en public -, à la différence du roman par exemple, qui est par essence en prose.

Pour lui donner raison et prendre trois des plus grands exemples de théatre français du xxe siècle, ceux de Claudel, Genet, BecKett, on pourrait en effet voir à l’oeuvre dans leur théâtre la fonction poétique définie plus haut .

 

Vers de Claudel:

 

« Me voici,

Imbécile, ignorant,

Homme nouveau devant les choses inconnues,

Et je tourne la face vers l'Année et l'arche pluvieuse, j'ai plein mon cœur d'ennui ! »

 

[Tête d 'or, première version, début]

 

Le poète va à la ligne après le vers, marqué par une majuscule. Le troisième vers est même un alexandrin caché (ou un trimètre) ! ( trois accents dominants )

 

Dans Les Paravents de Genet, on trouve des effets poétiques très variés : rimes d’une réplique à l'autre, mots poétiques inventés ( les noms des mouches ), suites entières d'exclamations ou d'onomatopées, répétitions multipliées, monologues troués de points de suspension, indications de vitesse dans la diction: «Encore plus vite, presque incompréhensible », ou encore: « tout est dit très vite et comme chanté ».

 

Enfin, chez Beckett, usage des points d'exclamation, d'interrogation, de suspension, ou des tirets comme pour marquer des vers:

 

WINNIE

 

“ Ça pourrait sembler étrange - oui, sans doute - ce... comment dire ? - ce que je viens de dire- oui, sans doute - étrange - si ce n'était- si ce n'était - que tout semble étrange. Très étrange. Jamais rien qui change. “

 

[Oh! les beaux jours]

 

BOUCHE

 

«- monde... mis au monde... ce monde... petit bout de rien... avant l'heure... loin de tout... au troudit... dit... n'importe... ».

 

[Pas moi]

 

On pourra méme généraliser la question et tenter de repérer la fonction poétique dans des formes d'écriture théâtrale où l'on s'y attendrait le moins : ainsi Feydeau, Courteline,

Labiche, attentifs à la matérialité de la langue. En revanche, le recours au seul réalisme  ( la pièce de boulevard, la dramatique de télévision, etc.  sacrifiera volontiers toute fonction poétique.

 

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On a évoqué ces généralités pour faire apercevoir que l'alexandrin n'est pas un ornement      contingent, capricieux, provisoire, du théatre français, mais qu'il est devenu son vers le plus naturel, celui qui s'est prêté le mieux à la tragédie française (et du même coup à la comédie) depuis la Renaissance jusqu'au drame romantique. Ou plutôt, comme il en est du destin des vers dans de nombreuses langues, contingent au début, un schéma métrique devient ensuite nécessaire, parfois même tyrannique. Et lorsque la tyrannie s'est usée, ou bien qu'elle a été renversée (lorsque, selon le mot de Mallarmé, “ on a touché au vers “(11), les poètes s'en tirent plus ou moins bien, et les poètes de théâtre s'essaient à des procédés qui sont en général des reprises ou des transformations partielles d'une des propriétés du vers détruit. ( Ainsi Claudel, Genet, Beckett. )

 

Il importe donc de garder présent à l'esprit que le vers manifeste une tension essentielle entre la prose et la poésie, entre la langue et sa fonction poétique. Le vers de théatre manifestera donc une tension entre les paroles des personnages, qui sont en principe une représentation de la vie humaine, et les formes dramatiques, Iyriques, épiques que la poésie entend donner de cette méme représentation, parce que le théâtre transpose, transfigure, embellit, enlaidit, déplace, condense ce qu'il représente ( “ en mieux ou en pire “, pour parler comme Aristote; en « abrégé » et en “concis “, pour parler comme Shakespeare ). L'opposition bien connue entre peindre les hommes « tels qu'ils sont » et les peindre « tels qu'ils devraient être », qui vient du même Aristote (12) et qui a été appliquée à Corneille et Racine par La Bruyère avec la fortune scolaire qu'on sait (13), pourrait même être interprétée comme l'équivalent psychologique de cette tension.

 

 

 

Cette tension correspond en outre à une longue tradition intramétrique, celle qui fait alterner vers épiques et vers Iyriques dans l'ancienne tragédie. Ainsi, par opposition au vers épique d'Homère (I'hexamètre dactylique appelé « grand vers » par Aristote), les passages parlés de la tragédie utilisent l'ïambe (brève/longue), les passages marchés du chœur, I'anapeste (brève/brève/longue), et les passages chantés du chœur, d'autres mètres encore, distribués au long d'une alternance de strophes et d'antistrophes (14~.

 

 

 

(11) Mallarmé, La Musique et les Lettres (1894)

“J'apporte en effet des nouvelles. Les plus surprenantes. Méme cas ne se vit encore. On a touché au vers. “

 

(12) Aristote, Poéitique, chap. 2S 60h32 et sq.”  En outre, si on objecte qu'une chose n'est pas vraie, il se peut que par ailleurs elle soit comme elle doit être - c'est ainsi que Sophocle disait qu'il faisait quant à lui les hommes tels qu'ils doivent être, et Euripide tels qu’'ils sont -c’'est de là qu'il faut tirer la solution ».

 

(13) La Bruyère, Caractères, chapitre 1: «Corneille nous assujettit à ses caractères, Racine se conforme aux nôtres : celui-là peint les hommes comme ils devraient être, celui-ci les peint tels qu'ils sont». On notera que si Aristote relate les prétentions explicites de Sophocle et d'Euripide, La Bruyère dit de Corneille et de Racine ce qu'ils ne disent pas. Corneille dit même couramment le contraire dans ses Discours.

 

(14) Voir A. Dain, Traité de métrique grecque, Klincksieck, Paris, 1965, notammentchapitrel\, § 312 et sq. Je schématise à dessein une question dont le détail est très complexe.

 

 

De même, dans de tout autres domaines, modernes ceux-là, Ibsen, dans sa pièce Brand (1866), «poème dramatique » dont la morale est “ tout ou rien “, emploie des octosyllabes (quatre accents) réguliers et rimés, tandis que dans Peer gynt (1867), autre “poème dramatique”, dont la devise est “ être soi-méme “, il fait alterner des vers plus parlés et des vers plus lyriques: «Tandis que dans Brand1 le knittelvers ïambique [octosyllabes à quatre accents toniques, comme le vers de Goethe cité dans le deuxième paragraphe] détermine tout le mouvement du poème, dans Peer Gynt, le rythme trochaïque [longue/brève] prédominant alterne avec des parties en anapestes [brève/bréve/longue] là où un effet de conversation était davantage souhaité. » (15 )

 

Brecht fait alterner dans ses pièces de la prose ou des vers assez libres (mais parfois rimés) avec des songs chantés (souvent rimés).

 

La tragédie française, à ses origines, faisait alterner l'alexandrin pour les dialogues et des vers plus courts, plus «rythmés», pour les chœurs. Du même coup, I'alexandrin en vient à représenter la langue parlée, donc la prose !

 

Ainsi dans Les Juives de Garnier (1583), I'action est en alexandrins:

 

NABUCHODONOSOR

 

« Pareil aux dieux je marche, et depuis le réveil

Du soleil blondissant jusques à son sommeil,

Nul ne se parangonne à ma grandeur royale. »

 

Mais le choeur “ chante “ dans d'autres schémas métriques, plus courts (et en rimes alternées).

 

LE CHŒUR

 

« Egypte ! Las ! Tu vois en cendre

Notre lamentable cité,

Et nous, pour te vouloir défendre

Trébucher en captivité. »

 

Le chœur, outre ces octosyllabes, utilise aussi des heptasyllabes  (  7 syllabes ), ou une alternance de décasyllabes et de vers de six pieds.

 

LE CHŒUR

« Las ! c'est grand cas qu'on ne trouve personne

De courage assez haut »

 

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Dans la querelle entre Corneille et l'abbé d'Aubignac sur la question de savoir si l'alexandrin représente la prose par rapport aux stances, qui sont des strophes faisant alterner diverses sortes de vers (douze, huit, six pieds: ainsi les stances du Cid, de Polyeucte, etc.) et qui représenteraient le lyrisme, les deux auteurs s'accordent bien sur l'existence de cette tension traditionnelle, mais ils diffèrent sur l'interprétation: pour d'Aubignac, les alexandrins sont les vers « communs », et par conséquent doivent jouer le rôle de la prose, tandis que les stances, plus poetiques parce qu'elles font l'effet d’avoir été composées, sont invraisemblables dans un moment de passion ou d'agitation soudaine. Pour Corneille les alexandrins, vers égaux et épiques, conviennent à l'action de la tragédie, les stances, au contraire, qui sont ‘moins vers’ parce qu'elles en comportent de longueurs variables, conviennent bien aux déplaisirs, aux irrésolutions, aux inquiétudes, etc. Et pourtant le méme Corneille abandonnera lentement les stances, pour ne plus garder que le seul alexandrin ( si on excepte Agésilas entièrement en vers variés) ( 16). Cependant, dès qu'ils s'approcheront du ballet ou de l'opéra, les classiques recourront aux vers alternés, Corneille par exemple dans Psyché, Racine dans les chœurs d'Esther et d'Athalie, de sorte que l'alexandrin, à cause de sa suprématie incontestée, se trouvera chargé, en face du lyrisme ou de la musique, de représenter tour à tour  ou en même temps et la prose et l'aspect épique.

 

La tendance générale de l'alexandrin, au cours de son histoire, semble bien en définitive d'aller vers toujours plus de réalisme, et de rejoindre la langue parlée. Avant d'y renoncer tout à fait pour la prose (seule utilisée par Vigny et Musset dans leurs drames), Victor Hugo lui-méme essaiera de «disloquer ce grand niais d'alexandrin», c'est-à-dire de faire entendre en lui, grâce à l'enjambement, les inégalités de la langue parlée, avec parfois des effets de prose très réussis. Ainsi:

 

«L'homme, qui m'a vendu

Ceci, me demandait quel jour du mois nous sommes.

Je ne sais pas. J'ai mal dans la tête. Les hommes

Sont méchants. Vous mourez, personne ne s’émeut.

Je souffre! — Elle m’aimait! —...”

 

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(16)La question est complexe: Corneille use volontiers de stances dans ses premières comédies (trois sur cinq), puis, si on met à part les pièces avec musique et danses et l'exception d'Agésilas (qui ont dess vers inégaux), il n'en utilise dans aucune tragédie romaine. Les seules tragédies à en comporter demeurent donc Médée , Le Cid (appelé d'abord tragi-comédie), Polyeucte (tragédie chrétienne), Héraclius, qui se passe à Constantinople, et Œdipe ( qui y ajoute aussi en vers inégaux l'oracle fatal ). On avancera l'hypothèse suivante : la grandeur romaine ou la politique romaine n'ont que faire de stances.

 

 

 

 

 

 

            Pourquoi l'alexandrin en est-il arrivé à passer pour cet équivalent versifié de la langue parlée ?

 

On aurait sans doute aussi peu de preuves pour  le démontrer qu'Aristote, lorsqu'il prétend que le trimètre ïambique (en grec, six fois le schéma: brève/ longue) est le plus proche de la langue parlée. Mais peu importe que cela soit indémontrable ou contesté, car, dans ce domaine, c'est le sentiment du locuteur qui compte, et le sentiment n'est jamais seulement intuitif.

 

On pourrait donc imaginer que l'alexandrin étant l'association de deux hémistiches de chacun six pieds, chacun de ces deux hémistiches contenant un accent fixe et un accent mobile, c'est cette structure qui fait de lui le vers le plus propre à réunir toutes les combinaisons accentuelles de la langue parlée, ou, ce qui revient au même, les combinaisons des mots phonologiques (groupes de mots, unités de souffle) de la langue parlée. Autrement dit, chaque demi vers peut avoir les rapports 3/3, 2/4, 4/2, 1/5 ou 5/1 (le rapport 0/6 ou 6/0 étant exclu) et s'offre donc à cinq combinaisons différentes.

 

Le vers de dix pieds, par exemple, si utilisé dans l'ancienne épopée française, s'y préte moins, puisqu'il alterne, comme le remarque Ronsard, un premier membre de seulement quatre pieds avec celui de six pieds et n'a, dit-il, de “repos ou reprise d'haleine “ que sur la quatrième syllabe:

 

« Jeune beau, /maîtresse de ma vie »

 

[Exemple donné par Ronsart lui-même]

 Ronsard, Abrégé de l'artpoétique français, 1565, « Des vers communs ».

Il faudrait, pour donner à cette question une réponse autre qu'intuitive, connaître les fréquences de longueur des mots phonologiques en fançais, mais il est probable que dès qu'un tel mot dépasse un certain nombre de syllabes (5, 6, 10,...), le locuteur le divise en plus petits mots phonologiques (virtuels) de seulement 2, 3, 4, ou 5 syllabes, en accentue la dernière, et fait en somme ce que fait le vers alexandrin de son côté, qui ne supporte pas de mot phonologique de plus de 5 syllabes:

 

1 syllabe: Viens !

 

2 syllabes: C'est lui.

 

3 syllabes: Le bon chien

 

4 syllabes: Mon gros lapin.

 

5 syllabes: Le chemin de fer (abrégé dans la langue parlée).

 

6 syllabes: Le chemin de Damas (où le mot “chemin” pourra porter un léger accent résiduel sur -min, comme si ce mot phonologique était déjà trop long! L'alexandrin le divisera justement en deux mots virtuels: « le chemin » et « de Damas »). À plus forte raison divisera-t-on un mot phonologique plus long, comme: “ la traversée des apparences “

 

 

 

Préjugés

 

 

Lorsqu'on n'a pas une vue d'ensemble claire sur les principes qui commandent la diction de l'alexandrin - système du e muet, système de la liaison, diction tenue, système des accents de vers s'appliquant aux mots phonologiques comme seules unités pertinentes de la phonation du français et, par conséquent, de l'alexandrin-, il est bien naturel qu'on raisonne au gré de ses goûts, c'està-dire de ses préjugés. L'un privilégiera la rupture à l’hémistiche, l'autre n'aura à la bouche que longues et brèves, le troisième élucubrera qu'il n'y a pas d'accent tonique en français, etc. Encore ne cite-t-on là que les erreurs les plus courantes, mais on pourra toujours découvrir le tenant d'une marotte quelconque: celui qui fera supprimer toutes les liaisons comme désuètes, sans parvenir cependant à faire dire:

 

“ Mai' /au'/ âmes bien nées »...

 

celui qui comptera tous les e muets comme égaux aux autres syllabes et comme égaux entre eux:

“A-ri-a neu- ma sœur”;

celui qui demandera qu'on n'entende que La rime, quitte à désaccentuer tout le reste du vers et à vanter la mélopée ainsi obtenue.

 

Or il se trouve que chacun de ces préjugés repose sur un aspect ou un trait appartenant bien au système de la diction de l'alexandrin, mais abusivement privilégiés. Nous allons donc parcourir les plus fréquents de ces préjugés, avec quelques illustrations à l'appui.

 

Préjugé 1: Il n'y a pas d'accent tonique en français.

 

Réponse: Il y a un accent tonique en français, qui porte sur la dernière syllabe accentuable du mot phonologique. Il y a en outre un contre-accent sur le début du mot, et il y a des accents sur certains outils syntaxiques, exclamatifs ou interrogatifs. Cela fait beaucoup pour une langue « inaccentuée »! Cela constitue même un plus grand nombre d'accents que le simple accent tonique fixe de l’anglais ou de l'allemand. Mais comme l'accent ne se trouve pas toujours au même endroit d'un mot donné, l'illusion naît que la langue française est inaccentuée. C'est un peu comme si on disait que la musique chantée de Debussy, à la différence de celles de Wagner et de Verdi, est écrite sans mesure.

 

Préjugé 2 : Il faut respecter les longues et les brèves dans l'alexandrin.

 

Réponse: Les longues et les brèves appartiennent à la langue parlée, et non à l'alexandrin qui est absolument indifférent aux longues et aux brèves et se contente encore une fois de compter des syllabes. Il en résulte qu'une syllabe plus ou moins longue de la langue parlée ne change pas de nature sous prétexte qu'elle passerait en vers. Ainsi en francais, l'o dit fermé final est bref (pot, peau, gros, chevaux), mais l'o ouvert accentué est long devant un r final (or, cor; bord, hareng saur, etc.), tandis que l'o inaccentué est ouvert et bref : joli, soleil, local, oreille) (18). L'alexandrin ne change nullement la prononciation ni la longueur ou brévité naturelles de ces phonèmes. Simplement, à cause de la diction tenue, qui doit combiner l'arrêt que demande la langue ( fin de mot phonologique ) et la continuité que demande le vers (un seul mot phonologique), il exigera un allongement relatif de la syllabe située en fin de mot phonologique de la langue:

 

« Aria-ne ma soeur / de quel amour blessée

 

Si dans la langue, le second “a” de Ariane est plutôt bref (tisane, panne), le “œ “ouvert de sœur plutôt long (cœur, fleuve), et le “ou” de amour plutôt long (jour, blouse), le vers ne change pas ces longueurs relatives, mais allonge « assez» ce “a”, ce “oe “et ce “ou” pour faire entendre, à l'intérieur du vers, les fins de mots phonologiques suivantes de la langue:

 

« Ariane », vocatif, mot phonologique suivi de e muet;

 

« ma sœur », apposition, mot phonologique;

 

« de quel amour», mot phonologique antéposé (=blessée de quel amour).

 

 

 

Préugé 3 : Il faut surtout respecter les hemistiches en français.

 

Réponse: L'hémistiche ne doit être ni plus ni moins respecté que le reste. Ce préjugé est émis en général par ceux qui craignent une certaine monotonie de l'alexandrin: 12/12/12, etc. À quoi ils préférèront entendre: 6/6, 6/6, 6/6, etc. Il est vrai que si l'alexandrin a des accents sur les pieds 6 et 12 (qui se trouvent toujours en fin de mot phonologique de la langue), il comporte aussi deux autres accents mobiles:

 

« Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur» [2/4/3/3].

 

Mais privilégier l'hémistiche, c'est introduire une coupure, voire un hiatus, dans la diction tenue qui demande que le vers soit entendu comme un tout (un seul mot phonologique), mais que la dernière syllabe de l'hémistiche (le pied 6) combine à la fois fin de mot de la langue et unité du vers. Ainsi le vers:

 

“Vous mourûtes aux bords/ ou vous fûtes laissée “

 

demande qu'on allonge un peu “bords “, pour combiner la fin du groupe prépositionnel (“ aux bords “) et l'unité du vers, d'une part, mais aussi pour faire entendre la liaison très indirecte requise du - s de “  bords ” au « où » qui suit.

 

On remarquera ici que, ne pas faire la liaison, c'est perdre le phonème lzl qui résonne avec les autres sifflantes, sourdes ou sonores, de ces deux vers («soeur», «blessée», “ -tes-aux “, « -bords-où », “laissée”. Inutile ensuite d'y aller du couplet habituel sur la musique de Racine si on en laisse choir les plus secrètes allitérations !

 

On pourrait d'ailleurs invoquer ici un préjugé inverse qui, s'attachant aux seules allitérations, se fascinerait sur le fameux vers aux serpents de la folie d'Oreste [Andromaque, acte IV, scène 5]:

 

« Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes »

 

et sur quelques vers assimilés, et omettrait que la fonction poétique, ou cette partie spéciale de la langue qu'est la poésie, font s'équivaloir constamment des phonèmes semblables. Ainsi le premier vers de la Mort de Pompée, de Corneille:

 

«Le destin se déclare... »

 

On se reportera à cette fin aux analyses par Jakobson de quelques poèmes de Baudelaire démontrant, dans la suite des recherches de Saussure sur les anagrammes dans les langues, que la poésie pratique constamment, consciemment ou non, de tels rapprochements, répétitions, régularités, retours. etc. Jusqu’au point qu'on réputera pour inspirés les passages qui semblent en contenir plus que d'autres, et que, réciproquement, ceux qui en contiendront plus que d'autres feront un effet poétique [19]:

 

« Source délicieuse en misères féconde, » (polyeucte acte IV sc 2)

 

Ses fleuves teints de sang, et rendus plus rapides

Par le débordement de tant de parricides,

Cet horrible débris d'aigles, d'armes, de chars. »

 

[Corneille, La Mort de Pompée, acte I,

scène 1]

 

«Vous étes empereur, Seigneur, et vous pleurez ! »

 

[Racine, Bérérlice, acte I, scène 5]

 

«Mais moi-même, malgré ma sévère rigueur»

 

[Racine, Phèdre, acte V, scène 4] (20)

 

On appréciera, dans cette perspective. la corrélation contrastée qui existe entre le système du e muet ou des voyelles. qui peuvent s'atténuer ou s'élider, et celui des liaisons qui demande qu'on entende, légèrement ou normalement, des consonnes que la langue ordinaire omet. Le vers aussi a sa matière.

 

 

 

19) Sur les anagrammes, voir Jean Starobinski, Les mots sous les mots, ~ Le Chemin », NRF, Paris, 1971, et Roman Jakobson, Questions de poétique, éd. du Seuil, Paris, 1973. Notamment sur ~Les Chats » et sur « Spleen » de Baudelaire.

 

(20) En vérité, il faudrait considérer les allitérations qui courent sur deux voire sur trois ou quatre vers et qui se distribuent souvent symétriquement, deux par deux, I'hypothèse limite étant que tout phonème a son symétrique et comme sa rime dans le même vers ou dans un vers voisin. Soit ces exemples tirés du monologue d'Auguste dans Cinna, acte l~, scène 2 .

 

Symétrie dans le vers:

 

«Songe aux fleuves de sang où ton bras s’est baigné. » [s/s b/b

« Mais quoi ? toujours du sang et toujours des supplices ! » [t/s,t/s]

 

Symétrie de vers à vers:

 

« Ma cruauté se lasse, et ne peut s'arrêter;

 

Je veux me faie craindre et ne fais qu'irriter. » [cr/rr/f/cr/f/rr)

« Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile,

Une tête coupee en fait renaıtre mille,

Et le sang répandu de mille conjurés

Rend mes jours plus maudits et non plus assurés. »

 

[12r, 2r, 2c, 6m, 2s, etc.]

 

 

 

Préjugé empirique

 

Un préjugé empirique enfin veut qu'il y ait un alexandrin de Corneille et un de Racine, comme si chacun avait son alexandrin. Il est vain de nier que bien souvent l'exercice consistant à deviner si tel alexandrin est de Corneille ou de Racine est aisé. Mais il faut ajouter aussitôt que ce n'est pas en tant qu'alexandrin qu'on le reconnait. Que ces deux poètes aient chacun son vocabulaire, sa syntaxe, sa rhétorique, et aussi sa dramaturgie, sa psychologie, sa philosophie et ses fantasmes, ne change rien à la structure de l'alexandrin qu'ils écrivent. La question d'ailleurs perdrait vite son sens si on se mettait en peine de reconnaître l'alexandrin de Garnier, de Jodelle, de Théophile de Viau, de Tristan l'Hermitte, de Rotrou, de Quinault etc. Et pourtant, à chacun sa personnalité. En vérité, le système du e muet, des liaisons, des accents de vers, de la diction tenue est le même chez Corneille, chez Racine (et aussi chez Molière, quoi qu'il n'écrive pas de tragédies). Pour quelques autres, il est à noter que si leurs alexandrins diffèrent en tant que tels ce sera précisément sur la question du e muet (qu'ils maintiendront par exemple devant une consonne à l'intérieur du vers, en le comptant pour un pied) et sur la liaison parce qu'ils s'autoriseront l'hiatus. Mais on appellera précisément archaismes ces dérogations rétrospectives à des lois rigoureusement observées après eux par les “classiques “.

 

1 ) Ainsi, e muet devant consonne comptant pour un pied:

 

« Vous avez en vos mains la pro/ye désirée. »

 

[Garnier, Les Juives, acte III, scène 1]

 

Cas normal parce que le y de «proye » est ici semiconsonne; de tels mots ne seront plus utilisés dans le vers devant consonne chez Corneille ni Racine, mais seulement devant voyelle:

 

« C'est Venus toute entière à sa proye attachée. » [Racine, Phèdre, acte I, scène 4' avec l'orthographe de l'édition de 1697]

 

2) Ainsi encore, hiatus:

 

«L'infortuné Juda, que tu / as tant chéri. »

[Garnier, Les Juives, acte 1, scène 1]

 

Le bon point de vue ne consiste pas à regretter que Corneille, Racine et d'autres s'interdisent des libertés que d'autres se permettent, mais à entendre la Langue qu'ils écrivent.

 

 

On pourrait cependant faire une ou deux hypothèses, sinon propres à l'alexandrin, qui ne change pas, du moins à l'arrangement de la phrase et de l'alexandrin, qui peut changer. On avancera l'hypothèse que chacun des deux auteurs se risque tendanciellement à intégrer dans les vers de leurs tragédies de plus en plus de propriétés de la langue parlée: inégalités, ruptures de constructions, interruptions, interjections, etc. Comme si le souci était de réussir des quadratures du cercle de plus en plus hardies, entre la phrase courbe et le vers carré. Cela s'applique à la tragédie, car, pour la comédie, le génie de Corneille avait déjà réalisé cette quadrature: « La nouveauté de ce genre de comédie, dit-il dans l'examen de sa première comédie Mélite, dont il n'y a point d'exemple dans aucune langue, et le style naïf qui faisait une peinture de la conversation des honnêtes gens, furent sans doute cause de ce bonheur surprenant qui fit alors tant de bruit ».

 

Ainsi on opposera sommairement les discours carrés, balancés, de Rodrigue ou d'Horace à des réflexions plus incertaines, plus embarrassées, plus prosaïques. Par exemple ces méandres d'Eurydice dans Suréna, sa dernière pièce:

 

« Je vous ai fait prier de ne me plus revoir,

Seigneur, votre présence étonne mon devoir,

 Et ce qui de mon coeur fit toutes les délices,

Ne saurait plus m'offrir que de nouveaux supplices.

Osez-vous l'ignorer? et lorsque je vous vois,

S'il me faut trop souffrir, souffrez-vous moins que moi ?

Souffrons-nous moins tous deux pour soupirer ensemble ?

Allez, contentez-vous d'avoir vu que j'en tremble,

Et du moins par pitié d'un triomphe douteux,

Ne me hasardez plus à des soupirs honteux ».

1Suréna, acte I, scène 3]

 

Et, de même, on remarquera dans l'Athalie de Racine des phrases aussi mouvantes, heurtées que celle-ci (ponctuation originale de l'édition de 1697; on ne s’arrêtera pas à dessein au point après « perfide »):

 

« Huit ans déjà passés, une impie étrangère

Du sceptre de David usurpe tous les droits,

Se baigne impunément dans le sang de nos rois,

Des enfants de son fils détestable homicide,

Et même contre Dieu lève son bras perfide.

Et vous, l’un des soutiens de ce tremblant État,

Vous nourri dans le camp du saint roi Josaphat'

Qui sous son fils Joram commandiez nos armées,

Qui rassurâtes seul nos villes alarmées,

Lorsque d'Okosias le trépas imprévu

Dispersa tout son camp à l'aspect de Jéhu;

Je crains Dieu, dites-vous, sa vérité me touche. »

[Athalie, acte 1, scène 1]

 

La principale « dites-vous » est en même temps une incise qui arrive en fin de course après des relatives et des circonstancielles.

 

De façon plus convaincante encore, on a pu mesurer, non le nombre de phrases qu'un alexandrin peut contenir, mais le nombre d'alexandrins successifs que ces auteurs peuvent ranger dans une phrase: distiques, quatrains, ensembles de 6, 8, 10, 12 etc. alexandrins (21). Cependant, de ce que Corneille et Racine peuvent différer dans ce genre de rangements ne les distingue pas quant à la nature de l'alexandrin en lui-même .

 

Pour prendre un exemple analogue, on pourrait comparer le processus qui va vers « plus de prose » dans le vers, à l'évolution assez sensible qui va du pentamètre ïambique assez carré de Marlowe à celui parfois extraordinairement souple, « parlé », de Shakespeare. Corneille intègre donc à lui seul cette transformation du vers français, ne fût-ce qu'à cause des comédies et des passages prosaïques, voire comiques, de ses tragédies.

Au fond, le problème des poètes de théâtre est toujours le même: trouver le vers qui pourra intégrer le plus d'exigences possibles de la langue parlée, ou, ce qui se perçoit de la même façon, des mouvements de l'âme. L'opéra n'a cessé de se poser des problèmes analogues à propos du récitatif chanté. Tout se passe comme s'il fallait rejoindre un point idéal, mais à chaque instant; en poésie, la langue naturelle, et au théâtre, le naturel.

 

François REGNAULT



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