La demande en mariage
A. Tchékhov
(I888-I889)
FARCE EN UN ACTE
PERSONNAGES
STÉPAN STÉPANOVTCH TCHOUBOUKOV, propriétaire terrien.
NATAHALIA STEPANOVNA sa fille, 25 ans.
IVAN VASSILIÉVITCH LOMOV, un voisin des Tchouboukhov, également propriétaire terrien, un homme très bien nourri, très bien portant, mais s’imaginant malade.
L'action se passe dans la propriété de Tchouboukov.
Un salon dans la maison de Tchouboukov.
SCÈNE I
TCHOUBOUKOV et LOMOV, qui entre en habit et gants blancs.
TCHOUBOUKOV, allant à sa rencontre.—Ma colombe! Est-ce bien vous! Ivan Vassiliévitch! Comme je suis heureux! (il lui sert la main) Pour une surprise, c'est une surprise, ma cocotte!... Comment ça va?
LOMOV. —Je vous remercie. Et vous-même, vous allez bien?
TCHOUBOUKOV _ On se défend, mon ange, on se défend, grâce à vos prières, etc. Asseyez-vous, je vous en supplie... C'est comme je vous le dis, ce n'est pas bien d'oublier ses voisins, ma cacotte. Mais pourquoi cette tenue de cérémonie ? En habit, gants blancs etc.. Où alliez-vous comme ça, mon trésor?
LOMOV.—Chez vous, cher et estimé Stépan Stépanitch.
TCHOUBOUKOV. - Mais alors, pourquoi en habit mon joli? Comme en visite pour le premler de l'An!
LOMOV.—Il s'agit, voyez-vous... (Il met son bras sous le sien.) Je viens chez vous, cher et estimé Stépan Stépanitch, je vous importune pour vous faire une demande. J'ai déjà eu maintes fois l'occasion de m'adresser à vous et vous avez toujours, si j'ose dire... mais excusez-moi je suis ému... Je vais boire un verre d'eau, cher et estimé Stépan Stépanitch. (Il boit de l'eau.)
TCHOUBOUKOV, à part. - Il va me demander de l’argent! Il n'en aura pas! (à lui.) De quoi s'agit-il ma beauté?
LOMOV.—Voyez-vous, Estimé Stépanitch... pardon Stépan Estiméitch... c'est-à-dire, je suis terriblement emu, comme vous pouvez vous en rendre compte. Bref, vous seul pouvez m'aider, bien que je ne l'aie pas merité et que... que je n'aie pas le droit d'y compter..
TCHOUBOUKOV. - Ah! mais finissez-en avec les sauces, ma cocotte! Dites les choses carrément! Eh bien?
LOMOV.—J'y viens... Un moment. Il faut vous dire que je suis venu vous demander la main de votre fille, Nathalia Stépanovna.
TCHOUBOUKOV, tout joyeux.—Ma cocotte! Ivan Vassiliévitch ! Répétez ce que vous venez de dire... j'ai peut-etre mal compris!
LOMOV.—J'ai l'honneur de vous demander...
TCHOUBOUKOV, l'interrompant. - Ma colombe Je suis si heureux, etc. C'est comme je vous le dis, et ainsi de suite. (Il le prend dans ses bras et lui donne un baiser ) Je le souhaitais depuis longtemps. C'était mon désir le plus cher. (Il essuie une larme.) Et je vous ai toujours considéré comme un fils, mon cher ange. Aimez-vous et soyez heureux, etc., quant à moi, j'ai toujours souhaité que... Mais qu'est-ce que je fais là, imbécile? Je me sens tout chose de joie, tout chose! De toute mon âme ]e vais aller chercher Nathalia, et ainsi de suite..
LOMOV, très touché.—Cher et estimé Stépanitch, croyez-vous que je puisse espérer une réponse tavorable de sa part.
TCHOUBOUKOV. - Un gaillard comme vous, et... et elle dirait non? Elle doit être amoureuse comme une chatte, et ainsi de suite... Un moment!
Il sort.
SCÈNE II
LOMOV, seul.
L0MOV.—J'ai froid... Je tremble comme si je devais passer un examen. L'essentiel est de se décider. Quand on réfléchit trop longtemps, qu'on hésite, qu'on parle beaucoup, en attendant de trouver son idéal ou le grand amour, eh bien, on ne se marie jamais... Brr!... J'ai froid! Nathalia Stépanovna est une parfaite femme d'intérieur, pas vilaine, instruite... Qe me faut-il de plus? Mais je suis tellement ému que j'en ai des bourdonnements d'oreille. (Il boit de l'eau.) Je ne peux pas ne pas me marier... Premièrement, j'ai déjà trente-cinq ans, un âge critique pour ainsi dire. Deuxièmement, il me faut mener une vie régulière, calme... J'ai une maladie de cceur, des palpitations sans arrêt, je suis coléreux et je me mets constamment dans tous mes états... Ainsi, en ce moment, j'ai les lèvres qui tremblent et la paupière droite qui saute... Mais, le plus terrible, chez moi, c'est le sommeil. À peine suis-je au lit, à peine je commence a m’endormir, que soudain, du côté gauche, vlan! un Coup de poignard! Et ça file tout droit dans l'épaule et dans la tête... Je saute du lit comme un fou, je marche un peu de long en large, je me recouche, mais à peine le Sommeil me prend, que ça recommence, vlan!—un Coup de poignard dans le côté... Et ainsi de suite, une vingtaine de fois...
l
594
SCÈNE III
NATHALIA STÉPANOVNA ef LOMOV.
NATHALIA STÉPANOVNA, entre. — Mais...! c est vous ! Et papa qui me dit: « Va voir, il y a un marchand qui vient chercher la marchandise.» Bonjour, Ivan Vassiliévitch!
LOMOV.—Bonjour, chère et estimée Nathalia Stépanovna!...
NATHALIA STÉPANOVNA. — Excusez mon tablier, je ne suis pas habillée... Nous sommes en train d'écosser des petits pois pour les faire sécher. Il y a longtemps qu’ on ne vous a vu... Asseyez-vous... (Ils s'asseyent.) Voulez-vous déjeuner?
LOMOV.—Je vous remercie, j'ai déjà mangé.
NATHALIA STÉPANOVNA. — Fumez... Voici les allumettes... Il fait un temps superbe, ce n'est pas comme hier, il a tellement plu que les ouvriers n'ont rien fait de la journée. On a beaucoup fauché chez vous? J'ai voulu trop bien faire et j'ai fait faucher le pré en entier, et maintenant je m'en mords les doigts, tout mon foin va pourrir. Il aurait mieux valu attendre. Mais qu’est-ce qui se passe? On dirait que vous êtes en habit? Eh bien! Vous allez au bal, peut-être?... Soit dit en passant ,ca vous va très bien... Non, mais sérieusement, pourquoi cette élégance?
LOMOV, ému.—Voyez-vous, chère et estimée Nathalia Stopanovna... Il faut que je vous dise que je me suis décidé à vous demander de m'entendre... Vous serez, sans aucun doute, étonnée, et même peut-être fâchée. Mais je... (A part.) J'ai affreusement froid!
NATHALIA STÉPANOVNA. — De quoi s’agit-il? (une pause) Eh bien?
LOMOV.—Je tâcherai d'être bref. Vous n’êtes pas sans savoir, chère et estimée Nathalia Stépanovna que c'est depuis toujours, depuis l'âge le plus tendre, que j'ai l'honneur de connaitre votre famille. Ma défunte tante et son époux, de qui, comme vous le savez, j’ ai hérité les terres, ont toujours eu la plus grande estime pour votre papa et feu votre maman. La lignée des Lomov et celle des Tchouboukov ont toujours eu des rapports très amicaux et même, on pourrait dire, des sentiments de famille. Ajoutez à cela que mes terres touchent, comme vous le savez, directement aux vôtres. Vous vous rappelez peut-être que mes Prés du Bœuf sont à la limite de votre taillis de bouleaux.
NATHALIA STÉPANOVNA. — Excusez-moi si je vous interromps... Vous dites: «mes Prés du Bœuf»... Ils sont donc à vous?
LOMOV.—Bien sûr...
NATHALIA STÉPANOVNA. — Comment ça! Les Prés du Bœuf sont à nous et non pas à vous!
LOMOV.—Non, chère et es~imée Nathalia Stopanovna, ils sont à moi.
NATHALIA STÉPANOVNA—Première nouvelle. Depuis quand sont-ils à vous?
LOMOV.—Comment, depuis quand? Je parle des Prés du Bœuf qui viennent en pointe entre votre taillis de bouleaux et les Marais Brûlés.
NATHALIA STÉPANOVNA.—C’ est ça, c’ est ça... Ils sont a nous.
LOMOV.—Non, vous vous trompez, Nathalia Stépanovna, ils sont à moi.
NATHALIA STÉPANOVNA — Voyons, qu est-ce qui vous prend, Ivan Vassiliévitch! Mais depuis quand sont-ils à vous?
LOMOV —Depuis quand? Aussi loin que je m'en souvienne, du temps où j'étais enfant, ils ont toujours été à nous.
NATHALIA STÉPANOVNA - Ca alors, excusez-moi, non !
LOMOV. — Cela ressort des actes, chère et estimée Nathalia Stépanovna. Il fut un temps où les Prés du Boeuf ont été en litige, c'est exact; mais actuellement tout le monde sait qu'ils m'appartiennent. Ça ne se discute pas! Voyez-vous, la grand-mère de ma tante avait donné ces prés en jouissance aux paysans du grand-père de votre papa, gratuitement et pour un temps limité, parce qu'ils lui mettaient ses briques au four. Les paysans du grand-père de votre papa jouissaient des prés gratuitement pendant quelque chose comme quarante ans et s’ étaient habitués à les considérer comme les leurs, mais plus tard, quand a été publié le règlement cadastral...
NATHALIA STÉPANOVNA . — Ça ne s est pas du tout passé comme vous le racontez! Et mon grand-père, et mon arrière-grand-père considéraient que leurs terres allaient jusqu'aux Marais Brûlés, c'est donc que les Prés du Bœuf étaient à nous. Je ne comprends pas ce que vous avez à discuter. Je dirai même que c'est agaçant.
LOMOV.—Je vous montrerai les actes, Nathalia Stépanovna.
NATHALIA STÉPANOVNA. — Non, vous plaisantez ou vous me taquinez... Une vraie surprise! Un terrain vons appartient depuis quelque chose comme trois cents ans et voilà qu'on vous déclare qu'il n'est pas à vous! Ivan Vassiliévitch, excusez-moi, mais je n'en crois pas mes oreilles... Je n y tiens pas à ces prés. Il y a peut-être cinq déciatines en tout, et ils valent à peine trois cents roubles, mais ce qui me révolte, c'est l'injustice. Vous pouvez dire ce que vous voulez, je détesterai toujours l'injustice.
LOMOV. — Écoutez-moi jusqu'au bout, je vous en supplie! Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, les paysans du grand-père de votre papa mettaient les briques au four pour la grand-mère de ma tante. La grand-mère de ma tante, voulant leur être agréable...
NATHALIA STÉPANOVNA — Grand-père, grand-mère, tante... Je n'y comprends rien! Ces prés sont à nous, un point, c'est tout.
LOMOV.—Ils sont à moi!
NATHALIA STÉPANOVNA.—À nous! Vous pouvez me sortir des preuves pendant deux jours vous pouvez vous mettre quinze habits sur le dos, ils sont à nous, à nous... Je ne tiens ni à vous prendre votre bien ni à lâcher le mien... Vous m'excuserez!
LOMOV.—Les Prés, Nathalia Stépanovna, je n'en ai pas besoin, mais c'est une question de principe. Si vous y tenez, je peux vous en faire cadeau.
NATHALIA STÉPANOVNA . — C'est moi qui pourrais vous en faire cadeau, ils sont à moi!... Tout cela est pour le moins étrange, Ivan Vassiliévitch! Jusqu'ici, nous vous avons considéré comme un bon voisin, un ami, l’ année dernière on vous a prêté notre batteuse, ce qui nous a obligés de battre notre blé en novembre, et vous, vous nous traitez comme des tziganes. vous rne faites cadeau d'une terre qui m'appartientl Excusez-moi, mais ce ne sont pas là des procédés de bon voisinage! Et, à mon avis, c'est même de l'insolence, Si vous voulez
LOMOV.—Alors, à votre avis, je suis un usurpateur? Mademoiselle, je ne me suis jamais emparé de terres qui ne m'appartenaient pas, et je ne permettrai à personne de m'en accuser... (Il se verse précipitamment un verre d’eau et le boit .) Les Prés du Bœuf sont à moil
NATHALIA STÉPANOVNA . — Ce n est pas vrai. Je vais vous le prouver. Je vais les faire faucher dès aujourd’hui, ces prés.
LOMOV. - Comment?
NATHALIA STÉPANOVNA. — Mes faucheurs y seront dès aujourd'hui.
LOMOV.—Ils auront mon pied quelque part.
NATHALIA STÉPANOVNA. — Essayez pour voir I
LOMOV, tâtant son cœur.—Les Prés du Bœuf sont a moi! C'est clair? À moi!
NATHALIA STÉPANOVNA . — Je vous prie de ne pas crier! Criez et râlez chez vous tant que vous voulez, mais ici je vous prierai de rester dans les limites!
LOMOV.—Mademoiselle, si je n'avais pas ces effroyables, ces douloureux battements de cœur, si je n'avais pas les veines de mes tempes qui éclatent, je vous aurais parlé tout autrement! (Il crie.) Les Prés du Bœuf sont à moi!
NATHALIA STÉPANOVNA . —À nous!
LOMOV. - À moi!
NATHALIA STÉPANOVNA . — A nous!
LOMOV. - A moi!
SCÈNE IV
Les memes et TCHOUBOUKOV.
TCHOUBOUKOV, entrant. — Q'est-ce qui se passe? Pourquoi criez-vous comme ça?
NATHALIA STÉPANOVNA . — Papa, veux-tu dire à ce monsieur à qui appartiennent les Prés du Bœuf: à nous ou à lui ?
TCHOUBOUKOV. _ Ma cocotte, ces prés sont à nous !
LOMOV.—Stépan Stépanitch, de grâce, comrnent ça, a vous? Soyez raisonnable, vous au moins. La grand mere de ma tante a donné ces prés en jouissance aux paysans de votre grand-père, gratuitement et pour un temps limité. Les paysans ont profité de cette terre pendant quarante ans et se sont habitués à la considérer comme la leur, mais lorsque a été publié le règlement...
TCHOUBOUKOV. - Vous permettez, mon trésor... Vous oubliez que si les paysans ne payaient rien à votre grandmère et ainsi de suite, c'est que les Prés étaient alors en litige, etc. Mais maintenant, le premier chien couchant vous dira qu'ils sont à nous. Vous n'avez donc pas regardé le cadastre!
LOMOV.—Et moi, je vous prouverai qu'ils sont à moi!
TCHOUBOUKOV. - Vous ne le pourrez pas.
LOMOV.—Si, je le prouverai.
TCHOUBOUKOV. - Mon gentil, il n'y a pas de raison de crier! En criant vous ne prouverez rien, c'est comme je vous le dis. Je ne veux pas vous priver de quoi que ce soit, mais je n'ai pas l'intention non plus de perdre ce qui est à moi. Il ne manquerait plus que ca. Si vous le prenez ainsi, mon mignon, si vous avez l'intention de nous disputer les Prés et ainsi de suite, eh bien, j'en ferai plutôt cadeau aux moujiks qu'à vous. Voilà comment je vois les choses!
LOMOV.—Je ne comprends rien! De quel droit donneriez-vous ce qui ne vous appartient pas?
TCHOUBOUKOV. - Permettez-moi de juger si j'en ai le droit ou pas. C'est comme je vous le dis, jeuné homme, je ne suis pas habitué à ce qu'on me parle sur ce ton, et ainsi de suite. J'ai le double de votre âge, jeune homme, et je vous demanderai de me parler san agitation, et ainsi de suite.
LOMOV.—Non, mais vous me prenez pour un imbécile, vous vous payez ma tête! Vous prétendez qu’une terre qui m'appartient est à vous, et vous voulez encore que je garde mon sang-froid, et que je vous parle poliment! Ce ne sont pas des procédés de bon voisinage Stépan Stépanovitch. Vous n'êtes pas un voisin, mais un usurpateur!
TCHOUBOUKOV. - Comment? Q'avez-vous dit?
NATHALIA STÉPANOVNA. - Papa, envoie immédiate ment des hommes pour faucher les Prés!
TCHOUBOUKOV, à Lomov. - Voulez-vous répéter ce que vous avez dit, monsieur?
NATHALIA STÉPANOVNA. - Les Prés du Bœuf sont à nous, et je ne céderai pas là-dessus, je ne céderai pas, je ne céderai pas!
L0MOV.—Nous verrons devant les juges, qu'ils sont à moi.
TCHOUBOUKOV. - Devant les juges? Vous pouvez faire des procès, monsieur, et ainsi de suite! Allez-y! Je vous connais, toutes les occasions vous sont bonnes pour faire des procès, etc. C'est ainsi que vous êtes fait. Vous êtes d'une famille où on a toujours aimé la chicane.
LOMOV.—Je vous prie de ne pas insulter ma famille! La famille des Lomov a toujours été honnête, chez nous personne n'a jamais eu affaire à la justice pour dilapidation de fonds, comme c'est arrivé à votre oncle.
TCHOUBOUKOV. - Et chez vous, tous les Lomov ont toujours été des fous!
NATHALIA STÉPANOVNA. - Tous, tous, tous I
TCHOUBOUKOV. - Votre grand-père était alcoolique et votre plus jeune tante, Nastassia Mikhailovna, a fichu le camp avec un architecte, et ainsi de suite...
L0MOV.—Et votre mère avait une jambe plus courte que l'autre! (Tâtant son coeur.) Un poignard dans le côté . Le sang à la tête... Mon Dieu!... De l'eau!...
TCHOUBOUKOV. - Votre père était un joueur et un goinfre.
NATHALIA STÉPANOVNA. - Et votre tante, la pire des potinières!
LOMOV.—Je ne sens plus ma jambe gauche... Et vous, vous êtes un intrigant. Ah! mon cœur!... Et ce n’est un secret pour personne qu'avant les élections, à la veille de... Des étincelles devant les yeux... Où est mon chapeau?...
NATHALIA STÉPANOVNA. - C'est bas! Malhonnête ! dégoûtant !
TCHOUBOUKOV. _ Et vous-même, vous êtes, c'est Comme je vous le dis, une vipère, un hypocrite, un chicanier ! Oui !
LOMOV.—Le voilà, mon chapeau... Le cœur... Par où? Où est la porte? Ohl je crois que je suis en train de mourir... Ma jambe n'obéit plus...
Il va à la porte.
TCHOUBOUKOV, criant.—Et ne remettez plus les pieds chez moi !
NATHALIA STEPANOVNA . — Allez, traînez-nous en justice ! On verra bien !
Lomov sort en titubant
SCÈNE V
TCHOUBOUKOV et NATHALIA STEPANOVNA.
TCHOUBOUKOV. - Qu'il aide au diable I (Il déambule, tout retourné )
NATHALIA STEPANOVNA . - Ah! le salaud! Faites confiance après ça à de bons voisins!
TCHOUBOUKOV. - Une canaille! Un veau marin!
NATHALIA STEPANOVNA . - Affreux individu! Il s'approprie nos terres et, par-dessus le marché, il nous insulte.
TCHOUBOUKOV..—Et cet épouvantail, cette taie sur l'œil, et ainsi de suite, se permet encore de faire des demandes, etc.! Hein? des demandes!
NATHALIA STEPANOVNA. - Quelles demandes ?
TCHOUBOUKOV. - Mais comment donc! Il est venu pour te demander ta main.
NATHALIA STEPANOVNA - Ma main? À moi? Mais pourquoi ne me l'as-tu pas dit plus tôt?
TCHOUBOUKOV. - Et il s'est mis en habit, pour l’occasion, sur son trente et un ! Espèce de saucisse ! Champignon de couche!
NATHALIA STEPANOVNA. - Ma main? Une demande? Ah! (Elle se laisse tomber dans un fauteuil et gémit.) Ramenez-le! Rappelez-le! Ah! Ramenez-le!
TCHOUBOUKOV. - Rappeler qui?
NATHALIA STEPANOVNA. - Vite, vite! Je me trop mal! Ramenez-le! (Crise de nerfs.)
TCHOUBOUKOV. - Qu'est-ce qu'il y a? Qu’est-ce que tu veux? (Il se prend la tete entre les mains.) Pauvre malheureux que je suis! Je vais m'envoyer une balle dans la peau! Me pendre! Je n'en peux plus..
NATHALIA STEPANOVNA. - Je meurs ! Ramenez-le!
TCHOUBOUKOV. - Zut ! Tout de suite! Cesse de brailler !
Il sort en courant.
NATHALIA STEPANOVNA - Qu’ avons-nous fait? Ramenez-le! Ramenez-le!
TCHOUBOUKOV, entre en courant. -Il vient, etc., que le diable l'emporte! Ouf! Parle-lui toi-même, moi, c'est comme je te le dis, je n'y tiens pas...
NATHALIA STEPANOVNA, gémit. - Ramenez-le!
TCHOUBOUKOV, crie. - Il vient, je te dis. « Ah! quel métier, Seigneur, que d'être le père d'une fille à marierl! » Je vais me trancher la gorge! c'est sûr! On l'a insulté, cet homme, on l'a trainé dans la boue, chassé... et tout ça, c'est de ta faute à toi!
NATHALIA STEPANOVNA. - Non, à toi!
TCHOUBOUKOV. - Et c'es-t encore moi le coupable, comme de juste! (Lomov apparait dans la porte.) Eh bien, parle-lui toi-même maintenant!
Il sort.
SCÈNE VI
NATHALIA STEPANOVNA et LOMOV.
LOMOV, entre, épuisé.—Un battement de cœur effroyable. Je ne sens plus ma jambe... des coups de poignard dans le côté...
NATHALIA STEPANOVNA. - Pardonnez-nous, nous nous sommes un peu emportés, Ivan Vassiliévitch... Je me souviens maintenant, les Prés du Bœuf sont à vous, en effet...
LOMOV—J'ai le cœur qui bat d'une façon effrayante... Les Prés sont à moi... J'ai les deux paupières qui sautent .
NATHALIA STEPANOVNA. - Ils sont à vous, à vous, les Prés.... Asseyez-vous... (Ils s'asseyent.) Nous avons eu tort.
LOMOV —C'est une question de principes... Je ne tiens pas à ce terrain, ce a quoi je tiens c'est aux principes...
NATHALIA STEPANOVNA. - C'est ça, les principes... St on parlait d'autre chose?
LOMOV. —D'autant plus que j'ai des preuves La grand-mère de ma tante a donné aux paysans du grand père de votre papa...
NATHALIA STEPANOVNA.—Assez, assez, n en parlon plus... (à part.) Je ne sais pas quoi lui dire... (à lui,) Comptez-vous aller bientôt à la chasse?
LOMOV.—Je compte chasser le coq de bruyère, chère et estimée Nathalia Stépanovna, je pense commencer après la moısson... Ah! On vous l'a peut-être déjà raconté? Il m'arrive un malheur! Mon Ougadaï, que vous connaissez, tire la patte .
NATHALIA STEPANOVNA. — Quel dommagel Mais comment est-ce arrivé?
LOMOV.—Je ne sais pas.. Une entorse, peut-être, ou alors, il s'est fait mordre par d'autres chiens... (Il soupire.) Le meilleur des chiens, sans parler de l'argent ! Je l'ai payé cent vingt-cinq roubles, à Mironov
NATHALIA STÉPANOVNA. — Vous l’ avez payé trop cher, Ivan Vassiliévitch!
LOMOV.—À mon avis, c'est pour rien. Le chien est merveilleux.
NATHALIA STÉPANOVNA. — Papa a payé son Otkataï quatre-vingt-cinq roubles, et Otkataï est bien supérieur à votre Ougadaï!
LOMOV.—Otkataï est plus beau qu'Ougadai? Jamais de la vie! (Il rit.) Otkataï supérieur à Ougadaï !
NATHALIA STÉPANOVNA. — Naturellement ~ Otkataï est jeune, c'est vrai, il n'est pas encore tout à fait déclaré sur la plume, mais comme ligne générale et pour ce qui est de la vitesse et du fond, Voltchanski lui-même n en a pas de meilleur.
LOMOV. — Permettez, Nathalia Stépanovna, vous oubliez que votre chien a un défaut dans les mâchoires, il est bégu, et un chien bégu ne prend pas.
NATHALIA STÉPANOVNA Comment ? Il est bégu? C ‘est bien la première fois que j'entends parler de ça!
LOMOV.—Je vous assure qu'il a le maxillaire supérieur qui dépasse le maxillaire inférieur.
NATHALIA STÉPANOVNA. — Vous les avez mesurés ?
LOMOV.—Je les ai mesurés. Pour la quête, ie ne di pas, il peut faire l'affaire, mais pour mordre et rapporter, j’en doute
NATHALIA STEPANOVNA.—Premièrement, notre Otkataï est un chien de pure race, de très grande race, c'est le fils de Zapriagaï et de Stamezka, tandis que votre espèce de bringé-moucheté, avant qu'on lui reconnaisse une race... Il est affreux comme une haridelle!
LOMOV.—Un affreux comme celui-là je ne l’ échangerais pas contre cinq de vos Otkatai... Comment peut-on?... Ougadaï, ça c'est un chien! tandis que, Otkataï... C'est simplement ridicule... Des chiens comme votre Otkataï, n'importe quel piqueur vous en vend treize à la douzaine. Vingt-cinq roubles, c'est tout ce que ça vaut.
NATHALIA STEPANOVNA. — Mais qu ‘est-ce que vous avez aujourd'hui, Ivan Vassiliévitch, vous êtes possede par l'esprit de contradiction! Tantôt vous inventez que les Prés sont à vous, tantôt vous prétendez qu'Ougadai est plus beau qu'Otkatai. Je n'aime pas quand un homme ne dit pas ce qu'il pense. Vous savez parfaitement qu'Otkataï est cent fois supérieur à votre... votre corniaud d'Ougadai, alors pourquoi dites-vous le contraire?
LOMOV. — Je vois, Nathalia Stépanovna, que vous me prenez pour un aveugle ou un imbécile. Voulez-vous comprendre que votre Otkataï ne prend pas!
NATHALIA STEPANOVNA — C est faux!
LOMOV.—ll ne prend pas!
NATHALIA STEPANOVNA, crie. —C'est faux!
LOMOV.—Q'avez-vous à crier comme ,ça, mademoiselle?
NATHALIA STEPANOVNA. — Pourquoi dites-vous des choses absurdes? C'est révoltant! Votre Ougadai, il est juste bon à abattre, et vous le comparez à Otkatai!
LOMOV —Vous m'excuserez si je ne continue pas cette discussion. J'ai un battement de cœur...
NATHALIA STEPANOVNA.—J'ai remarqué une chose: ce sont les chasseurs qui s'y connaissent le moins qui discutent le plus.
LOMOV.—Mademoiselle, je vous demanderai de ne plus rien dire... J'ai le cœur qui éclate... (Il crie.) Voulez-vous vous taire!
NATHALIA STEPANOVNA — Je ne me tairai pas tant que vous n'aurez pas admis qu'Otkataï est cent fois Supérieur à votre Ougadaï !
LOMOV. — Cent fois inférieur! Qu'il crève votre Otkataï! Mes tempes... l'œil... l'épaule... ,
NATHALIA STÉPANOVNA. - Et votre corniaud d'Ogadai n'a pas besoin de crever, il est déjà à moitié mort
LOMOV, pleure.—Taisez-vous! Mon cœur va lâcher !
NATHALIA STÉPANOVNA. - Je ne me tairai pas!
SCENE VII
Les memes et TCHOUBOUKOV.
TCHOUBOUKOV, entrant. - Qu'est-ce qu'il y a encore ?
NATHALIA STÉPANOVNA. - Papa, dis, en toute franchise, honnêtement, lequel des deux chiens est un vrai limier: notre Otkataï ou son Ougadai?
LOMOV.—Stépan Stépanovitch, je vous en supplie dites cette seule chose: oui ou non, votre Otkataï est-il bégu ?
TCHOUBOUKOV. - Et quand même il le serait? Qelle importance? Il n'y a de toute façon pas de chien plus beau dans toute la région, et ainsi de suite...
LOMOV.—Mais mon Ougadaï est quand même bien superıeur, non! Honnêtement!...
TCHOUBOUKOV. - Ne vous énervez pas, mon trésor....Permettez.. Votre Ougadaï a ses qualités, etc. Il est de race pure, ıl a le jarret bien harpé, le rein droit et muscle, et ainsi de suite. Mais ce chien a, si cela vous intéresse, ma beauté, deux défauts capitaux il est vieux et il a le nez un peu court.
LOMOV. —Excusez-moi, j'ai des palpitations... Prenons les faits... Essayez de vous rappeler comment sous les feuillées de Maroussta, mon Ougadaï courait nez contre nez avec le Razmakhaï du comte, pendant que votre Otkataï était en arrière d'une verste.
TCHOUBOUKOV. - Il était en arrière parce que le veneur du comte lui a donné un coup de cravache
LOMOV.—Il l'avait mérité. Tous les chiens coursaient le renard, et lui, le voilà parti sur un mouton!
TCHOUBOUKOV. - Ce n'est pas vrai! Je suis coléreux, ma colombe, et comme de juste je vous demande d'arrêter cette discussion. Il l'a cravaché parce que chacun est jaloux du chien qui n'est pas à lui... Oui! Les gens sont haineux... Tous! Et vous, monsieur, vous n’ êtes pas banc non plus ! A peine vous rendez-vous compte qu il y a un chien supérieur à votre Ougadaï, et tout de suite vous vous mettez à... etc., et ainsi de suite... Je n’ ai rien oublié, vous savez!
LOMOV.—Moi non plus, je n'ai rien oublié!
TCHOUBOUKOV, le singeant. - « Je n'ai rien oublié ! » Qu'est-ce que c'est que vous n'avez pas oublie?
LOMOV.—Le cœur qui bat... la jambe morte... J'en peux plus.
NATHALIA STÉPANOVNA, le singeant. - « Le cœur qui bat... » Et ça s'appelle un chasseur! Ça vous irait mieux de rester bien au chaud à compter les cafards que de courir après les renards. Le cœur qui bat...
TCHOUBOUKOV. - C'est vrai, est-ce qu'on peut appeler ça un chasseur? Quand on a des battements de cœur on reste chez soi et on ne grimpe pas sur le dos d un cheval pour se faire ballotter sur une selle. Et si encore vous chassiez, mais vous venez à la chasse uniquement pour discuter, pour déranger les chiens des autres, et ainsi de suite. Laissons cette conversation, je suis un homme coléreux. Et comme de juste, vous n êtes pas du tout un chasseur!
LOMOV.—Et vous, vous êtes peut-être un chasseur? Vous n'allez à la chasse que pour lécher les bottes du comte et intriguer... Le cœur! Vous êtes un intrigant!
TCHOUBOUKOV. - Comment? Moi, un intrigant? (Il crie) Silence!
LOMOV. - Un intrigant!
TCHOUBOUKOV. - Galopin ! Blanc-bec!
LOMOV. - Vieux rat! Jésuite!
TCHOUBOUKOV. - Tais-toi, ou je te descends avec une vulgaire carabine comme une perdrix! Sauteurl
LOMOV.—Tout le monde sait—ah! mon cœur!— que votre femme vous battait... La jambe... les tempes... des étincelles... Je tombe, je tombe!
TCHOUBOUKOV.—Et toi, ta gouvernante te fait tourner en bourrique!
LOMOV.—Voilà, ça y est!... Le cœur a éclaté! L'épaule s’ est détachée... Où est mon épaule?... Je meurs! (Il tombe dans un fauteuill.) Un médecin ! (Il s'évanouit.)
TCHOUBOUKOV. — Galopinl Blanc-bec! Sauteur! Je vais me trouver mal! ( Il boit de l'eau.) Très mal!
NATHALIA STÉPANOVNA. —Vous, un chasseur? Vous ne savez même pas monter à cheval! (à son père,) Papal qu'est-ce qu'il a? Papa, regarde, papa ! (Elle pousse un cri strident.) Ivan Vassiliévitch! Il est mort!
TCHOUBOUKOV.—Je ne suis pas bien!... Je ne peux pas respirer!... De l'air!
NATHALIA STÉPANOVNA. — Il est mort! (Elle secoue Lomov par la manche.) Ivan Vassiliévitch! Ivan Vassiliévitch! Qu 'avons-nous fait! Il est mort! (Elle se laisse tomber dans un fauteuil.) Un docteur! Un docteur! (Crise de nerfs.)
TCHOUBOUKOV.—Oh la la! qu 'est-ce qui se passe? qu 'est-ce que tu veux?
NATHALIA STÉPANOVNA, gémit.—Il est mort !... Mort!
TCHOUBOUKOV.—Qui est mort? ( Il jette un regard sur Lomov) Mais c'est qu'il est vraiment mort! Seigneur Dieu! De l'eau! Un docteur! (Il approche un rerre des lèvres de Lomov.) Buvez... Non, il ne boit pas... C'est donc qu'il est bien mort, et ainsi de suite... Je suis !e plus malheureux des hommes! Pourquoi est-ce que je ne m'envoie pas une balle dans la peau? Pourquoi est-ce que je ne me suis pas encore tranché la gorge? Qu-est-ce que j'attends ? Donnez-moi un couteau! Donnez-moi un pistolet! (Lomov bouge.) Il se ranime, on dirait... Buvez un peu!... Voilàl
LOMOV.—Des étincelles... un brouillard... Où suis-je?
TCHOUBOUKOV.—Dépêchez-vous de vous marier et fichez le camp! Elle est d'accord! (Il réunit les mains de Lomov et de sa fille ) Elle est d'accord, etc. Je vous donne ma bénédiction et ainsi de suite... Je ne vous demande qu'une chose: de me laisser en paix!
LOMOV.—Hein ? Comment ? (Il se lève.) Quoi ?
TCHOUBOUKOV.—Elle est d'accord !Alors? Embrassez-vous et... allez au diable.
NATHALIA STÉPANOVNA, gémit. —Il est vivant.... Oui, oui, je suis d'accord.
TCHOUBOUKOV.—Embrassez-vous!
LOMOV.—Hein? Comment? (Lui et Nathalie stépanovna s’embrassent) Charmé... Mais, un instant, qu'est qui se passe? Ah oui, je comprends... Le cœur.. des étincelles.. Je suis heureux, Nathalia Stépanovna... ( Il lui baise la main )J'ai une jambe morte...
NATHALIA STÉPANOVNA — Moi aussi... je suis, je suis... heureuse...
TCHOUBOUKOV.—Ouf!... Un poids de moins.
NATHALIA STÉPANOVNA.—Mais tout de même, reconnaissez au moins maintenant: Otkataï est mille fois supérieur à Ougadai!
LOMOV.—Inférieur l
NATHALIA STÉPANOVNA —Supérieur!
TCHOUBOUKOV. — Voilà le bonheur conjugal qui commence! Du champagnel
LOMOV.—Inférieur!
NATHALIA STÉPANOVNA. — Supérieur!
TCHOUBOUKOV, essayant de couvrir leurs voix : Du champagne! Du champagne!
Rideau