Anton Tchékhov
(I888)
FARCE EN UN ACTE
PERSONNAGES
ELENA
IVANOVNA POPOVA, une
petite veuve avec des fossettes aux joues, propriétaire terrienne.
GRIGORI
STÉPANOVITCH SMIRNOV, un homme encore jeune, propriétaire terrien.
L0UKA, un vieux valet d'Éléna
Ivanovna Popova.
Un salon dans la
maison de campagne d'Éléna Ivanovna Popova.
POPOVA, en grand deuil, les yeux
fixés sur une photo, et LOUKA.
L0UKA. C'est pas
bien, madame... Vous vous rendez malade... La femme de chambre et la cuisinière
sont allées aux champignons, chaque créature se réjouit,
même le chat prend son plaisir, il se promène dans la cour et
attrape des oiseaux, et vous, vous restez enfermée du matin au soir,
comme dans un couvent, et pas une distraction! Voyons! Il y a bien un an que
vous n'êtes plus sortie de chez vous!...
POPOVA.—Et
plus jamais je ne sortirai... Pour quoi faire? Ma vie est finie. Lui, il est
dans la tombe, et moi je me suis enterrée entre quatre murs. Nous sommes
morts tous les deux.
LOUKA.—Voyons!
Je ne veux même pas vous écouter. Vraiment... Nicolas
Mikhailovitch est mort, c’est réglé, que Dieu ait son
âme... Vous l'avez pleuré, c’est naturel, mais en
voilà assez. Vous n'allez pas pleurer et porter le deuil toute votre
vie. Moi aussi, en son temps j'ai
perdu ma vieille... Eh bien? J'ai eu de la peine, je l'ai pleurée un bon
mois, et puis, suffit! La vieille tout entière n'en valait pas plus! On
ne peut pas pleurnicher toute la vie... (Il soupire.) Vous avez
abandonné tous vos voisins... Vous n'allez nulle part, et vous ne voulez
recevoir personne. Nous vivons, passez-moi l'expression, comme des
araignées, nous ne voyons plus la lumière du jour. Les souris ont
grignoté ma livrée ...Et si encore il n'y avait personne à
voir, mais le district est plein de beau monde... A Ryblov, il y a un
régiment en garnison, des officiers jolis à croquer, tous les
vendredis il y a bal, et tous les jours que le bon Dieu fait l'orchestre
militaire qui joue de la musique. Ah
madame, madame! Jeune, belle, pétant de santé, tour pour
vivre heureuse et pour prendre son plaisir. La beauté n'a qu'un temps,
madame! Dans dix ans, c'est vous qui aurez envie de vous pavaner et de lancer
de la poudre aux yeux des officiers, eh bien! il sera trop tard .
POPOVA,
catégorique.—Je te demanderai de ne plus jamais revenir
là-dessus! Tu sais que depuis que Nicolas Mikhaïlovitch est mort,
la vie a perdu tout sens pour moi. Tu crois que je suis vivante, mais ce n'est
là qu'une apparence. Je me suis juré de porter le deuil et de ne
voir personne jusqu'à ma mort... Tu m'entends? Que son ombre voie
combien je l'aime... Oui, je sais, ce n'est pas un secret pour toi que souvent
il a été injuste, cruel, et... et même infidèle,
mais moi, je lui resterai fidèle jusqu'à ma mort, et je lui
prouverai de quel amour je suis capable, moi. Là-bas, de l'autre
côté de la tombe, il me verra telle que j'ai été
avant sa mort...
LOUKA.—Au
lieu de dire des choses pareilles, allez donc plutôt vous promener au
jardin, ou alors donnez des ordres pour qu'on attelle Toby ou le Géant
et faites un tour chez des voisins..
POPOVA—Ah!~~.
(Elle pleure.)
LOUKA.—Madame!...
Petite mère!...Qu'est-ce qui vous prend? Que Dieu vous vienne en aide!
POPOVA.
—Il aimait tant Toby! C'est toujours lui qu’i1 faisait atteler pour aller chez Kortchaguine ou
Vlassov. Et quel conducteur c'était! Quelle allure il avait quand il
tirait de toutes ses forces sur les rênes! Tu te rapp elles? Toby, Toby!
Dis qu'on lui donne aujourd'hui une ration d'avoine supplémentaire.
LOUKA.—Bien,
madame!
Un coup de
sonnette brutal.
POPOVA
tressaille.—Qui est-ce ? Dis que je ne reçois personne
LOUKA. —
Bien, madame!
il sort
POPOVA, seule.
In, les yeux
fixés sur la photo.—Tu verras, Nicolas, comme je sais aimer et
pardonner... Mon amour ne s'éteindra qu'avec moi, quand mon pauvre coeur
cessera de battre. (Elle!le rit à travers les larmes.) N'as-tu pas
honte? Je suis ta petite femme bien sage, je me suis enfermée et je te
resterai fidèle jusqu'à ma mort, et toi... tu n'as pas honte, mon
lapin? Tu me trompais, tu me faisais des scènes, tu me laissais seule
pendant des semaines...
POPOVA et LOUKA.
LOUKA, entre,
inquiet.—Madame, il y a là quelqu'un qui vous demande. I1 veut
vous voir...
POPOVA.—Mais
tu as bien dit que depuis la mort de mon mari je ne recevais personne?
LOUKA.—Je
le lui ai dit, mais il ne veut rien entendre. Il dit que c'est très
important...
POPOVA. - Je ne
reçois personne!
LOUKA.—Je
le lui ai dit, mais... c'est un grossier il jure, il m'a poussé. Il est déjà
dans la salle à manger
POPOVA,
irritée.—Bon, fais-le entrer... Ce que les gens peuvent être
sans gêne...
Louka sort,
POPOVA.—Combien
les gens me pèsent! Qu'est-ce qu'ils me veulent? Pourquoi viennent-ils
troubler ma solitude? (Elle soupire.) Non, il me faudra vraiment me
retırer dans un couvent... (songeuse.) Un couvent ...
POPOVA, LOUKA et SMIRNOV.
SMIRNOV,
entrant, à Louka.—Tu parles trop, imbécile.. Âne
bâté! (Apercevant Popova, avec dignité.) Madame, j'ai
l'honneur de me présenter: lieutenant d’artillerie en retraite,
propriétaire terrien, Grigori Stepanovitch Smirnov. Je me vois dans
l'obligation de vous importuner au sujet d'une affaire très
sérieuse...
POPOVA.—Que
voulez-vous?
SMIRNOV.—Feu
votre époux, que j'ai eu l’avantage de connaître, est
resté me devoir le montant de deux traites, douze cents roubles. Comme
demain je suis obligé de payer les intérêts à la
Banque agricole, je vous serais reconnaissant, madame, de bien vouloir me rem
bourser cette somme dès aujourd'hui.
POPOVA.—Douze
cents... Et cette dette de mon mari correspond à quoi?
SMIRNOV.—Il
m'achetait de l'avoine.
POPOVA,
soupirant, à Louka : Tu n'oublieras pas Louka, de dire qu'on donne
à Toby une ration d'avoine supplémentaire. (Louka sort. A
Smirnov.) Si Nicolas Mikhaïlovitch est resté vous devoir de
l'argent, je réglerai naturellement sa dette; mais, vous
m’excuserez aujourd'hui je n'ai pas d'argent liquide.
Après-demain, quand mon régisseur sera de retour de la ville, je
donnerai des ordres pour que vous soyez payé, mais jusque-là je
ne peux accéder à votre demande. . En plus, il y a aujourd'hui
juste sept mois que mon mari est mort, et je me trouve dans un état
d'âme qui me rend peu disposée à m'occuper d'affaires
d'argent.
SMIRNOV.
—Et moi je suis dans un état d'âme tel que si je ne payais
pas demain les intérêts, je me trouverais définitivement
sur la paille. On va saisir ma propriété!
POPOVA. —
Vous aurez votre argent après-demain.
SMIRNOV.
—J'en ai besoin aujourd'hui et non pas après-demain.
POPOVA.
—Je suis désolée, je ne peux pas vous le rendre
aujourd'hui.
SMIRNOV.—Et
moi, je ne peux pas attendre jusqu'à après-demain.
POPOVA. -
Qu’y puis-je, je n'ai pas d'argent aujourd'hui!
SMIRNOV.—Alors,
vous ne pouvez pas payer?
POPOVA. - Je ne
le peux pas.
SMIRNOV.—Hum!...
C'est votre dernier mot?
POPOVA. - Oui,
mon dernier mot.
SMIRNOV.—Le
dernier? Catégoriquement?
POPOVA.—Catégoriquement.
SMIRNOV.—Merci,
merci beaucoup. Je vais en prendre note. (Il hausse les épaules.) Et on
veut que je garde mon sang-froid! Je viens de rencontrer un employé des
contributions indirectes et il m'a demandé: «Qu'avez-vous à
toujours être en colère, Grigori Stepanovitch?» Mais comment
voulez-vous que je ne sois pas en colère? J'ai besoin d'argent, on me
met le couteau sur la gorge... Je suis parti de chez moi hier, à l'aube,
j'ai fait le tour de tous ceux qui me doivent de l'argent et il ne s'est
trouvé personne pour me rembourser. Je suis crevé, j'ai
passé la nuit dans un bouge, une auberge juive, où j'ai couché
le nez sur un tonneau de vodka... Enfin, j'arrive ici, à soixante-dix
verstes de chez moi, j'espère toucher mon argent et on me sort des
« états d'âme »! Comment voulez-vous que je ne sois
pas en colère?
POPOVA.—Je
crois m'être exprimée clairement: vous serez payé quand mon
régisseur sera de retour.
SMIRNOV.
—Je suis venu vous voir, vous, et non pas votre régisseur! Votre
régisseur, passez-moi l’expression, je m'en balance!
POPOVA.—Excusez-moi,
monsieur, mais je n'ai pas l’ habitude d'un langage aussi étrange,
ni de ce ton...Je ne vous écoute plus.
Elle sort
rapidement
SMIRNOV, seul.
SMIRNOV.—Non,
mais!... Un état d'âme. . Le mari est décédé
il y a sept mois! Mais moi, il faut bien que je paye les intérêts,
oui ou non? Je vous le demande: Oui ou non, faut-il que je les paye, les
intérêts? Vous vous avez votre mari qui est mort, vous avez des
états d'âme et autres balivernes... Le régisseur est parti
n'importe où, que le diable l'emporte, et moi, que voulez-vous que je
devienne? Que je monte en ballon pour me sauver de mes créanciers, ou
quoi? Que je prenne mon élan pour me fracasser le crâne contre un
mur? J arrive chez Grouzdev—personne, quand Yarochévitch m’
a vu, il a couru se cacher, je me suis fâché mort avec Kouritzine,
j'ai failli le faire passer par la fenêtre, Moutouzov souffre d'un petit
choléra, et celle-ci elle a un état d'âme! Pas une de ces
canailles qui veuille payer! Et tout cela provient de ce que je suis trop
gentil avec eux, que je suis une lavette, une chiffe, une loque J'ai bien trop
d'égards pour eux tous! Mais attendez un peu! Vous allez voir de quel
bois je me chauffe, attendez un peu! Je ne permettrai pas, que diable,
qu’on se moque de moi! Je reste ici, je m'incruste jusqu'à ce
qu'elle m'ait payé. Brr!... Je suis dans un état de colère
aujourd'hui, dans un état de colère! Une colère que j'en
tremble, que j'en sucre les fraises, que je m’étrangle ...Pff...
Dieu de Dieu, je vais me trouver mal! (Il crie) Quelqu'un, là-bas!
LOUKA,
entre.—Qu'est-ce que vous voulez?
SMIRNOV.—Apporte-moi
de la limonade ou de l'eau !
Louka sort.
SMIRNOV. —
Non, mais admirez cette logique! Un homme a besoin d'argent, coûte que
coûte, à se pendre, et elle elle ne veut pas payer parce qu' elle
n'est pas disposée à s'occuper d'affaires d'argent!... C'est bien
de la logique de tournure! Voilà pourquoi je n'ai jamais aimé et
je n'aime pas parler aux femmes. À choisir, j'aimerais encore mieux
m'asseoir sur un tonneau de dynamite que d'avoir affaire à une femme.
Brr!... J'en ai froid dans le dos tant cette tournure-là m'a mis hors de
moi! Il me suffit de voir, ne serait-ce que de loin, un de ces êtres
poétiques, pour aussitôt me mettre dans un état de rage
à en avoir des crampes dans les mollets. À crier au secours !
SMIRNOV et LOUKA.
LOUKA, entre,
apportant de l'eau—Madame
est malade et ne reçoit pas.
SMIRNOV.
—Fiche-moi le camp!
Louka sort.
SMIRNOV.—On
est malade, et on ne reçoit pas! Eh bien, ne reçois pas... Je
resterai, et je ne bougerai pas d'ici jusqu'à ce que tu m'aies
payé. Si tu es malade une semaine, je reste ici une semaine... Tu es
malade pendant un an, et je ne bouge pas d'ici pendant un an... J’ aurai
le dessus, petite mère! On ne me la fait pas avec le deuil et les
fossettes aux joues... Je les connais dans les coins, ces fossettes! (Il crie
par la fenêtre.) Sémion, dételle! Nous ne partirons pas de
sitôt! Je reste ici! Dis-leur là-bas, aux écuries, qu'on
donne de l'avoine aux chevaux! Tu ne vois pas, animal, que ton cheval de gauche
s'est encore pris les pattes dans les rênes! (Il le singe.) Nitchevo...
Je t'en ficherai des nitchevo! (Il s’ éloigne de la
fenêtre.) Ça va mal... Il fait chaud à crever, personne ne
me paye, j'ai mal dormi, et là-dessus arrive cette robe à traine
de deuil, avec son état d'âme... J'ai la tête qui
éclate... Un petit verre de vodka ne me ferait pas de mal J'en prendrais
un bien volontiers. (Il crie ) Quelqu'un, là-bas!
LOUKA,
entre.—Que voulez-vous?
SMIRNOV.—Un
verre de vodka!
SMIRNOV.—Ouf!
(Il s'assied et s'examine.) Et je suis beau, avec ça! Couvert de
poussière, les bottes sales, pas lave, hirsute, de la paille
après le gilet... La petite dame m’ a peut-être pris pour un
bandit. (Il bâille.) Ce n’est pas très poli d'arriver dans
cet état dans un salon, mais tant pis... Je ne suis pas venu en
invité, mais en créancier, et pour les créanciers il n'y a
pas de tenue de rigueur...
LOUKA, entre et
sert la vodka.—Vous prenez bien des libertés, monsieur...
SMIRNOV,
furieux.—Comment ?
LOUKA.—Non...
rien... je voulais seulement...
SMIRNOV.—A
qui crois-tu parler? Silence!
LOUKA, à
part.—Qui c'est-il qui l'a inventé, ce suppôt du diable,
pour notre malheur... Maintenant on l'a sur le dos...
Il sort.
SMIRNOV.—Dieu
que je suis en colère! Je suis dans un état de rage, à
réduire en poussière le monde entier....A me trouver mal... (Il
crie.) Quelqu'un, là-bas!
POPOVA et SMIRNOV.
POPOVA, entre,
les yeux
baissés.—Monsieur, j'ai depuis longtemps oublié dans
ma solitude le son de la voix humaine, et je ne supporte pas les cris. Je vous
demande instamment de ne pas troubler mon repos!
SMIRNOV.—Payez-moi
et je partirai.
POPOVA.—Je
vous l'ai dit clairement: je n'ai pas d'argent liquide, vous aurez ça
après-demain.
SMIRNOV.—J'ai,
moi aussi, eu l'honneur de vous le dire clairement: j'ai besoin de cet argent
aujourd'hui et non pas après-demain. Si vous ne me payez pas
aujourd'hui, demain je serai obligé de me pendre.
POPOVA.—Mais
que voulez-vous que je fasse, si je n'ai pas d'argent? Vous êtes
drôle!
SMIRNOV.—Alors,
vous ne voulez pas me payer tout de suite? Non?
POPOVA.—Je
ne le peux pas...
SMIRNOV.—En
ce cas, je reste, et je ne bougerai pas d'ici tant que je n'aurai pas
touché mon argent... (Il s'assied.) Vous payerez après-demain?
Parfait! Alors, je resterai ici jusqu'à après-demain... Sans
bouger... (Il se lève d’un bond.) Je vous pose la question:
suis-je obligé ou non de payer demain les intérêts?... Vous
croyez peut-être que je plaisante?
POPOVA.—Monsieur,
je vous défends de crier! Vous n'êtes pas dans une écurie!
SMIRNOV.—Qui
parle d'écurie! Je vous pose la question: oui ou non, suis-je
obligé de payer les intérêts, demain ?
POPOVA.—Vous
ne savez pas vous conduire avec les femmes!
SMIRNOV.—Si,
je sais me conduire avec les femmes!
POPOVA.—Non,
vous ne le savez pas! Vous êtes un grossier personnage, un homme mal
élevé! Les gens comme il faut ne parlent pas à une femme
sur ce ton-là!
SMIRNOV. —
Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre! comment faut-il donc vous parler? En
langue étrangère peut-être? (Il rage et en zézaye.)
Madame, je vous prie... comme je suis heureux que vous refusiez de me payer...
Pardonnez-moi de vous avoir importunée! Quel beau temps' aujourd'hui! Et
comme ce deuil vous va bien au teint! (Il fait des ronds de jambe.)
POPOVA.—C'est
bête et grossier.
S\MIRNOV, se
moquant d'elle.—C'est bête et grossier! Je ne sais pas me conduire
avec les femmes! Madame, dans ma vie j'ai vu plus de femmes que vous n'avez vu
de moineaux! Pour des femmes, je me suis battu trois fois en duel, j'ai quitté
douze femmes, et neuf m'ont quitté! Oui, madame! Il fut un temps
où je faisais l'imbécile, tout sucre, tout miel, bouche en
cœur et ronds de jambe... J'ai aimé, j'ai souffert, j'ai
soupiré en regardant la lune, je bavais d'attendrissement, je fondais,
je frissonnais.... J'ai aimé passionnément, furieusement, de
toutes les façons, que le diable m'emporte, je jacassais comme une pie
sur l'émancipation des femmes, les sentiments tendres ont englouti la
moitié de ma fortune, mais maintenant—Je tire ma
révérence! Maintenant, on ne m'aura plus! Assez! Yeux noirs, yeux
de braise, lèvres de pourpre, fossettes aux joues, clairs de lune,
murmures souffle timide... Tout ça, madame, je n'en donnerais plus dix
sous. Je ne parle pas des personnes présentes, mais toutes les femmes,
jeunes ou vieilles, sont des mijaurées des minaudières, des
potinières... elles sont haineuses menteuses jusqu'à la moelle,
vaines, mesquines, impitoyables, avec une logique à elles,
révoltante, quant à cet objet-là (il se donne une tape sur
le front), eh bien excusez ma franchise, mais un moineau pourrait en remontrer
à n'importe quel philosophe en jupon! A la voir, comme ça, cette
créature poétique, de la mousseline et de l'éther, pour un
peu—une déesse, porteuse d'un million d'extases, mais essayez donc
de jeter un coup d'œil au fond de son âme... vous y trouverez un
crocodile tout ce qu'il y a de plus ordinaire! (Il saisit le dossier d'une
chaise, la chaise craque et se casse.) Et le plus révoltant dans cette
affaire est que ledit crocodile est persuadé, on se demande bien
pourquoi, que son chefd'œuvre, son privilège, son monopole, sont
les sentiments tendres! Mais zut et zut à la fin, vous pouvez me pendre
par les pieds à ce clou, est-ce qu'une femme est capable d'aimer
quelqu'un en dehors de son loulou? En amour, tout ce qu'elle sait faire c'est
pleurnicher et geindre! Là où un homme souffre et se sacrifie,
tout son amour à elle se résume dans la façon de jouer
avec sa traîne et de vous mener par le bout du nez. Vous avez le malheur
d'être femme, vous savez donc d'après vous-même ce que c'est
qu'une femme. Dites-moi, en toute franchise: avez-vous de votre vie
rencontré une femme sincère, fidèle et constante? Vous
n'en avez pas rencontré! Ne sont fidèles et constantes que les
vieilles et les guenons! I1 y a plus de chance de rencontrer un chat avec des
cornes ou un merle blanc, qu'une femme fidèle!
POPOVA.—Permettez...
alors qui donc, d'après vous, est fidèle et constant en amour?
C'est l'homme peut~ être ?
SMIRNOV.—Parfaitement...
l'homme!
POPOVA.—L'homme!
(Un rire méchant.) L’homme est fidèle et constant en amour!
Ça c'est du nouveau! ( avec vivacité.) Mais qui vous a
donné le droit de parler ainsi? Les hommes sont fidèles et
constants! Si on allait par là, je pourrais vous dire que de tous les
hommes que j'ai connus, le meilleur était mon défunt mari... Je
I'ai aimé passionnément, de tout mon être, comme peut aimer
une jeune femme sensible, je lui ai donné ma jeunesse, le bonheur, ma
vie, ma fortune, je ne vivais que par lui, je l'adorais comme une païenne,
et... et lui? Ce meilleur d'entre tous les hommes me trompait à chaque
pas de la façon la plus éhontée ! Après sa mort,
j'ai trouvé dans son bureau un plein tiroir de lettres d'amour, et de
son vivant—j'y songe encore avec horreur!— il me laissait seule des
semaines entières, faisait la cour aux femmes sous mes yeux, me trompait
et jetait par les fenêtres mon argent, se moquait de mes sentiments... Et
malgré tout cela, je l'aimais et je lui étais fidèle, avec
la même constance. Je me suis pour toujours enfermée entre ces
quatre murs et je porterai son deuil jusqu'à ma mort. .
SMIRNOV, avec un
rire méprisant. —Le deuil!... Mais pour qui me prenez-vous? Comme
si je ne savais pas pourquoi vous portez ce domino noir, et pourquoi vous vous
êtes enterrée entre quatre murs! C'est si mystérieux, si
poêtique! Un lieutenant ou quelque poète minable passera devant
votre maison, regardera les fenêtres et songera « Ici habite la
dame mystérieuse qui, par amour pour son mari, s'est enterrée
entre quatre murs. » On les connaît ces trucs-là!
POPOVA,
s'emportant.—Comment? Que vous permettez-vous ?
SMIRNOV.
—Vous vous êtes enterrée vivante, mais vous n'avez pas
oublié de vous mettre de la poudre!
POPOVA.—Comment
osez-vous me parler sur ce ton?
SMIRNOV.—Ne
criez pas, je vous prie, je ne suis pas votre régisseur. Permettez-moi
d'appeler les choses par leur nom. Je ne suis pas une femme, j'ai l'habitude de
dire ce que je pense! Je vous prie donc de ne pas crier!
POPOVA. —
Ce n'es^t pas moi qui crie, c'est vous!
Veuillez me laisser tranquille!
SMIRNOV.—Donnez-moi
mon argent, et je m'en vais.
POPOVA. _ Je ne
vous donnerai pas d argent!
SMIRNOV. _ Si,
vous m'en donnerez!
POPOVA.—Je
ne vous en donnerai pas, exprès, pour vous faire enrager. Laissez-moi
tranquille!
SMIRNOV.—Je
n'ai l'avantage d'être ni votre mari ni votre fiancé, c'est
pourquoi je vous prie de ne pas me faire de scènes. (Il s'assied.) Je
n'aime pas ça
POPOVA,
étouffant de colère. —Vous vous êtes assis !
SMIRNOV.—Oui,
je me suis assis.
POPOVA. - Je
vous prie de sortir!
SMIRNOV.—Payez-moi...(
à part.) Je suis dans une colère ! Mais dans une colère!
POPOVA.—Je
ne veux pas parler avec des insolents Veuillez débarrasser le plancher!
(Une pause.) Vous né part~rez pas? Non?
SMIRNOV. - Non.
POPOVA.—Non?
SMIRNOV. - Non!
POPOVA.—Vous
l'aurez voulu! (Elle sonne.)
Les memes et LOUKA.
POPOVA.—Louka,
fais sortir ce monsieur! ~
LOUKA,
s'approchant de Smirnov. — Veuillez sortir, monsieur, puisqu'on vous le
demande! Allez, allez.
SMIRNOV,
bondissant.—Silence! A qui crois-tu parler? Je te mettrai en compote!
LOUKA, les mains
appuyées sur son coeur.—Mon Dieu! Doux Jésus!... (Il tombe
dans un fauteuil.) Oh! je ne suis pas bien, je ne suis pas bien!
J'étouffe...
POPOVA.—Dacha!
Où est Dacha? (Elle crie.) Dacha! Pélagie! Dacha! (Elle sonne.)
LOUKA.—Oh
là là! Tous partis aux champignons. Il n'y a personne... Je suis mal! De l'eau!
POPOVA. -
Veuillez déguerpir!
SMIRNOV.—Voulez-vous
être polie?
POPOVA, serrant les
poings et tapant du pied.—MoujiIk !Espèce d'ours mal
léché! Brute! Monstre!
SMIRNOV.—Comment?
Q'avez-vous dit?
POPOVA.—J'ai
dit que vous étiez un ours, un monstre !
SMIRNOV. —
marchant sur elle : Mais qui vous a permis de m’insulter ?
POPOVA —
Oui, je vous insulte... et alors ? Vous croyez peut-être que j'ai peur de
vous?
SMIRNOV-—Et
vous, vous croyez que si vous êtes un être poétique, vous
pouvez impunément m'insulter? oui? Sur le terrain!
LouKA.—Mon
Dieu! Doux Jésus!... De l'eau!
SMIRNOV.—On
se bat!
P0POVA.—Vous
croyez peut-être me faire peur avec vos gros poings et vos beuglements de
taureau? Hein? Espèce de brute!
SMIRNOV.—Sur
le terrain! Je ne permettrai à personne de m'insulter, je m'en fiche que
vous soyez une femme, un être fragile!
P0POVA, essayant
de couvrir sa voix. — Ours! Ours! Ours!
SMIRNOV.—Il
est temps de balayer ce préjugé que seuls les hommes ont à
payer pour l'insulte! Va pour l'égalité, que diable! Sur le
terrain!
POPOVA.—Vous
voulez vous battre? D'accord!
SMIRNOV.—Immédiatement!
POPOVA.—Immédiatement!
Mon mari a laissé des pistolets .. Je vais les apporter...( Elle va rapidement vers la porte,
revient sur ses pas ) Avec quelle joie je collerai une balle dans votre front
de fonte! Que le diable vous emporte!
Elle sort.
SMIRNOV.
—Je vais l'abattre comme un moineau! Je ne suis pas un gamin, un jeune
chien sentimental, pour moi il n'existe pas d'êtres fragiles!
LOUKA.—Mon
bon monsieur, mon petit père... (Il se met à genoux.) Aie
pitié d'un vieillard, va-t'en! J'ai déjà failli mourir de
peur, et maintenant tu veux te battre en duel!
SMIRNOV, sans
l'écouter.—Se battre, la voilà, l'égalité,
l’émancipation! Là, les deux sexes sont égaux! Je
vais la descendre pour le principe! Mais quelle femme! (La singeant ) «
Que le diable vous emporte... je vous collerai une balle dans votre front de
fonte... » Quelle femme! tes joues en feu, les yeux qui brillent... Elle
a relevé le défi ! C’est la première fois que
j’en vois une comme celle-là, parole d’honneur ...
LOUKA.—Va-t'en,
petit père! Toute ma vie je ferai des prières pour toi !
SMIRNOV. —
Ça, c'est une femme! Voilà comment je les comprends! Une femme
véritable! Pas une poule mouillée, la flamme elle-même, de
la dynamite, un feu d’artifice! C'est même dommage de la tuer!
LOUKA,
pleure.—Petit père... mon bon... va-t'en !
SMIRNOV.—Décidément,
elle me plait! Je suis même prêt à lui pardonner sa
dette...et ma colère est tombée...Une femme étonnante !
SCENE IX
Les mêmes
et POPOVA
POPOVA, entre
avec les pistolets.—Les voilà, les pistolets... Mais avant de nous
battre, veuillez m'expliquer comment ils fonctionnent... De ma vie je n'ai tenu
un pistolet entre mes mains.
LOUKA.
—Mon Dieu, aidez et protégez-nous... Je m en vais chercher le
jardinier et le cocher... D'où nous vient cette calamité...
Il sort
SMIRNOV.
examinant les pistolets - Voyons, il existe plusieurs systèmes
...les pistolets
Mortimer, à capsules specialement conçus pour le duel.
Ceux-là, les vôtres sont du système Smith et Wesson,
à action triple, avec extracteur et percussion centrale... D'excellents
pistolets! Ils valent au moins quatre-vingts roubles la paire...Vous tenez le
revolver comme ça. ( À part.) les yeux, les yeux! Une femme
incendiaire !
POPOVA.—Comme
ça?
SMIRNOV.—Oui
comme ...ça Ensuite vous levez le chien ...vous visez...La tête un
peu en arrière ! Tendez le bras comme il faut...Comme
ça...Ensuite, vous appuyez le doigt sur ce petit machin, et c’est
tout...Il ne faut surtout pas oublier la règle principale : ne pas
s’échauffer, viser sans se presser...s’appliquer à ce
que la main ne tremble pas.
POPOVA.—Bien...
Sortons dans le jardin, on ne peut pas se battre à
l’intérieur d’une maison.
SMIRNOV- —
Sortons. Seulement, je vous préviens que je tirerai en l'air.
POPOVA.
-—Qu'est-ce que cela veut dire! Pourquoi
SMIRNOV.—Parce
que... parce que... Ça me regarde,
POPOVA. —
Vous vous dégonflez? C'est ça? Ah! eh bien, non, monsieur,
n'essayez pas de vous défiler ! Veuillez me suivre! Je ne me calemerai
pas tant que je ne vous aurai pas fait un trou dans le front...Ce front que je
hais ! Vous vous dégonflez ?
SMIRNOV.—C'est
ça, je me dégonfle
POPOVA.
—vous mentez! Pourquoi ne voulez-vous pas vous battre?
SMIRNOV.
—Parce que... parce que... vous me plaisez
POPOVA, rire
sarcastique. —Je lui plais! Il ose dire que je lui plais ! ( elle lui
montre la porte )
Vous pouvez
disposer.
SMIRNOV, pose
sans rien dire le pistolet, prend sa casquette et s’apprête
à sortir; près de la porte, il s’arrête ; tous deux
se regardent en silence pendant une demi-minute; ensuite il se met à
parler, tout en s’approchant avec hésitation de
Popova.—Écoutez...Etes-vous toujours fâchée?... Moi
aussi, je suis bigrement en colère, mais il faut comprendre... comment
dire... Voyez-vous, une histoire comme celle-ci est véritablement... (Il
crie.) Enfin, est-ce de ma faute si vous me plaisez? (Il attrape le dossier
d'une chaise, la chaise craque et se casse.) Vous avez des meubles d’ une
fragilité! Vous me plaisez! Voulez-vous comprendre! Je suis... Je suis
presque amoureux!
POPOVA.—Ne
m'approchez pas, je vous haıs
SMIRNOV, —
Dieu! quelle femme ! De ma vie je n’ai rien rencontré de semblable
! Je suis perdu ! Fichu ! Je suis pris au piège comme un rat !
POPOVA.—Ne
m'approchez pas, ou je tıre!
SMIRNOV. —
Tirez! Vous ne pouvez pas comprendre le bonheur de mourir sous ces yeux
merveilleux, de mourir d'une balle tirée par cette petite main de
velours...Je deviens fou! Réfléchissez et décidez tout de
suite, parce que si je sors d'ici nous ne nous reverrons plus jamais!
Décidez... Je suis de bonne famille, je suis un honnête homme,
j'ai dix mille roubles de revenus par an... je fais mouche en tirant sur une
pièce de monnaie jetée en l'air... j'ai d'excellents chevaux...
voulez-vous être ma femme?
POPOVA,
indignée, brandissant le revolver.—On se bat! Sur le terrain !
SMIRNOV.—Je
deviens fou... Je ne comprends plus rien... (Il crie.) Quelqu'un là-bas,
de l'eau!
POPOVA,
crie.—Sur le terrain!
SMIRNOV.—Je
suis fou, je suis amoureux comme un collégien, comme un imbécile!
(Il l'attrape par la main, elle pousse un cri de douleur.) Je vous aime! (Il
tombe à genoux.) J'aime comme jamais je n'ai aimé! J'ai
quitté douze femmes, et neuf femmes m'ont quitté, mais je n'en ai
aimé aucune comme je vous aime... Je suis à ramasser à la
cuillère, de la gelée, du sirop, du miel... à genoux comme
un imbécile à demander sa main... Une honte, un
déshonneur! I1 y a cinq ans que je n'ai pas été amoureux,
j'avais fait le serment de ne plus jamais, plus jamais... et patatras!
ça me prend comme la toux au chat... Je tombe amoureux, la tête la
première! Je demande votre main. Oui ou non? Vous ne voulez pas? Tant
pis!
Il se
lève et va rapidement vers la porte.
POPOVA.—Un
moment...
SMIRNOV,s’
arrête. — Eh bien?...
POPOVA. —
Rien, allez-vous-en... C'est-à-dire... un moment... Non, allez-vous-en,
allez-vous-en! Ah! si vous saviez comme je suis en colère, comme je suis
en colère ! (Elle jette le
revolver sur la table.) J'ai les doigts tout engourdis par cette
saleté!... (De rage, elle déchire son mouchoir) Qu'attendez-vous?
Fichez le camp d'ici !
SMIRNOV.—Adieu.
POPOVA.—Oui,
c'est ça, allez-vous-en!...( elle crie ) Où allez-vous ?
Attendez... C'est-à-dire... Sortez. Ah comme je suis en colère! Ne m'approchez pas, ne
m'approchez pas!
SMIRNOV,
s'approchant d'elle.—Comme je m'en veux ! Amoureux comme un
collégien, une déclaration à genoux... J'en ai froid dans
le dos... (Grossier.) Je vous aime! Qu'est-ce qui me prend de tomber amoureux
de vous! J'ai des intérêts à payer demain, on a
commencé à faucher, et il faut que je tombe sur vous... (Il la
prend par la taille.) Je ne me le pardonnerai jamais.
POPOVA.—Ne
m'approchez pas ! Bas les pattes ! Je vous... hais! Sur le terrain! (Un long
baiser.)
SCÈNE X
Les mêmes
et LOUKA, avec une hache,
LE JARDINIER
avec un rateau, LE COCHER avec une fourche,
DES OUVRIERS
AGRICOLES.
LOUKA,
apercevant le couple qui s'embrasse.—Seigneur Dieu! ( Une pause.)
POPOVA, baissant
les yeux.—Louka, dis-leur là-bas, aux écuries,
qu'aujourd'hui on ne donne pas du tout d'avoine à Toby.