IVANOV
Tchechov
( trad. Elsa Triolet )
ACTE
II
Un grand
salon dans la maison des Lébédev, donnant directement sur le
jardin: portes à droite et à gauche. Meubles anciens, cossus.
Lustres, candélabres et tableaux, le tout sous des housses.
SCÈNE
I
ZINAIDA
SAVICHNA, KOSSYKH, AVDOTIA NAZAROVNA, EGOROUCHKA, GAVRILA, une femme de chambre,
des dames âgées, venues en visite, des demoiselles et BABAKINA
Zinaida
Savichna est assise sur un divan. A droite et à gauche d'elle, dans les
fauteuils, les personnes d'âge; la jeunesse occupe les chaises. Dans le
fond, près de la porte donnant sur le jardin, on joue aux cartes; parmi
les joueurs, Kossykh, Avdotia Nazarovna et Egorouchka. Gavrila se tient
près de la porte, à droite; une femme de chambre fait passer un plateau
avec des sucreries. Tout au long de cet acte, les invités circulent
entre la porte de droite et celle du jardin. Babakina entre par la porte de
droite et va vers Zinaïda Savichna.
ZINAIDA
SAVICHNA, toute joyeuse.
— Marfa Égorovna, mon ange...
BABAKINA. -
Bonjour, Zinaïda Savichna! Permettez moi de vous présenter mes
vœux... bon anniversaire... (Elles s'embrassent.) Dieu fasse que...
ZINAIDA
SAVICHNA. - Je vous remercie, mon ange, je suis si heureuse... Et comment va la
santé ?
BABAKINA. - Vous
êtes bien bonne de vous en préoccuper. ( Elle s'assied sur le
divan, à côté de Zinaida Savichna.) Salut, les jeunes gens...
(Les
invités se lèvent et la saluent.)
LE PREMIER
INVITÉ, riant.
— Jeunes gens... comme si vous, vous étiez vieille.
BABAKINA, soupirant. -Il faut bien se faire une raison...
LE PREMIER
INVITÉ, riant respectueusement. - Comment pouvez-vous!... Vous n'avez de la veuve que
l'appellation; et vous, vous pourriez rendre des points à n'importe
quelle demoiselle.
( Gavrila
sert le thé à Babakina.)
ZINAIDA
SAVICHNA, à Gavrila. — C ‘est tout ce que tu sers ? Apporte au moins des
confitures. De la groseille à maquereaux, par exemple...
BABAKINA. - Ne
vous dérangez pas. Mille mercis.
( Une pause.)
PREMIER
INVITÉ. — Vous êtes passée par Moukhino, pour venir,
Marfa Pétrovna ?
BABAKINA. - Non,
par Zaïmitché. La route est meilleure par là.
PREMIER
INVITÉ. —Eh! oui...
KOSSYKH. —
Deux piques.
EGOROUCHKA.
— Je passe.
AVDOTIA
NAZAROVNA. — Je passe.
DEUXIÈME
INVITÉ. — Je passe.
BABAKINA. - Les
parts de la Loterie, Zinaïda Savichna, mon ange, ont encore grimpé.
C'est pas croyable: le premier emprunt est déjà coté deux
cent soixante-dix, et le deuxième va monter à deux cent cinquante
Ça ne s'est jamais vu...
ZINAIDA SAVICHNA,
soupirant. —
C’est bon pour celui qui en a beaucoup...
BABAKINA. -
C'est pas sûr, mon ange; ils ont pris de la valeur, c'est vrai, mais pour
ce qui est d'y investir son capital, ce n'est pas intéressant.
L'assurance suffirait à vous mettre sur la paille.
ZINAIDA
SAVICHNA. — C‘est vrai tout ça, c’est vrai, mais quand
même, il y a toujours l'espoir... (Elle soupire.) Dieu dans sa miséricorde...
TROISIÈME
INVITÉ. — A mon point de vue, mesdames, et à tout bien
prendre, de nos jours le capital n'est pas intéressant. Les titres
rapportent peu, et les investissements, c'est bien risqué. M'est avis,
mesdames, l'homme qui de nos jours possède un capital, se trouve dans
une situation bien plus critique que celui, mesdames, qui...
BABAKINA, soupirant. - C'est bien vrai, ça!
(Le premier
invité baille.)
BABAKINA. - Vous
n'avez pas honte de bâiller en présence des dames ?
PREMIER
INVITÉ. — Pardon, mesdames, je n ai pas pu me retenir.
(Zinaïda
Savichna se lève et sort par la porte de droite; un long silence.)
EGOROUCHKA. -
Deux carreaux.
AVDOTIA
NAZAROVNA. — Je passe.
DEUXIÈME
INVITÉ. — Je passe.
KOSSYKH. - Je
passe.
BABAKINA, à
part. - Seigneur, ce
qu'on peut s'embêter ! Il y a de quoi mourir.
SCÈNE
II
Les
mêmes, ZINAIDA SAVICHNA et LÉBÉDEV
ZINAIDA
SAVICHNA, entrant par la porte de droite avec Lébédev,
à voix basse. -
Qu'est-ce que tu as à traîner par là-bas? Tu te prends pour
une prima donna, ou quoi? Reste avec les invités!
LÉBÉDEV,
baille. - Ah la la la
la... pardonnez-nous nos péchés! (Apercevant Babakina.) Mais qui vois-je! Notre sucre d'orge!
Notre rakhat-loukoum! (La saluant.) Et comment va cette santé ?
BABAKINA.
— Mille mercis.
LÉBÉDEV.
- Tant mieux! Tant mieux ! (Il s'assied dans un fauteuil.) Hum... Hum... Gavrila!
(Gavrila lui
apporte un petit verre de vodka et un grand verre d'eau; il avale la vodka et
boit l'eau.)
PREMIER
INVITÉ. — A votre santé.
LÉBÉDEV.
— De quelle santé peut-il être question!... Ne pas crever,
c'est déjà un résultat. (A sa femme :) Zézette, où est-elle
cette fille à nous, dont on fête l'anniversaire ?
KOSSYKH, larmoyant. - Voulez-vous me dire pourquoi nous
n'avons pas fait la levée? (Se levant d'un bond.) Pourquoi avons-nous perdu? Qu'est-ce
que nous avons fait au bon Dieu, que le diable m'emporte?
AVDOTIA
NAZAROVNA, se levant d un bond, avec colère. — Nous lui avons fait que quand
on ne sait pas jouer, petit père, on ne joue pas. Est-ce qu'on a le
droit de jouer une couleur qu'on n'a pas ? Résultat: tu as fait mariner
ton as!...
(Ils quittent
la table et viennent en courant vers l'avant-scène.)
KOSSYKH, d'une
voix larmoyante. -
Permettez... J'avais à carreau: l'as, le roi, la dame, et une suite de
huit cartes, l'as de pique, et un seul tout petit cœur, vous comprenez, et
avec ça, zut de zut, elle ne pouvait pas annoncer petit chelem!...
J'avais dit un sans-atout...
AVDOTIA
NAZAROVNA, I’interrompant. — C’est moi qui avais dit un sans-atout! Toi, tu as
dit deux sans-atout...
KOSSYKH. - C'est
révoltant!... Permettez... Vous aviez... j'avais... vous aviez... (A
Lébédev:)
Je vous fais juge, Pavel Kirillitch... J'ai à carreau: l'as, le roi, la
dame, et une suite de huit cartes...
LÉBÉDEV.
- Fiche-moi la paix, je t’en supplie... fiche moi la paix...
AVDOTIA
NAZAROVNA, crie.
— C’était moi qui avais dit sans-atout!
KOSSYKH, enragé. - Je veux être pendu et
damné si jamais je rejoue avec cet esturgeon femelle! (Il sort
rapidement par la porte du jardin.)
(Le
deuxième invité sort derrière lui, à la table de
jeu, il ne reste que Egorouchka.)
AVDOTIA
NAZAROVNA. — Ouf!... J ai tout le sang à la tête à
cause de lui... Esturgeon! Esturgeon toi-même!..
BABAKINA. - vous
êtes bien mauvaise, vous-même, grand-mère...
AVDOTIA
NAZAROVNA, aperçoit Babakina et lève les bras au ciel. - Ma beauté, ma petite douceur...
Elle est là et moi, vieille taupe, je ne la vois même pas... Ma
colombe.. . (Elle lui baise l'épaule et s'assied à
côté d'elle.)
Quelle chance! Que je te regarde, mon cygne immaculé ! Tfou, tfou,
tfou... Je crache trois fois contre le mauvais œil!
LÉBÉDEV.
- T'as fini de roucouler?... Tu ferais mieux de lui trouver un fiancé...
AVDOTIA
NAZAROVNA. — Mais comment donc! Que la tombe me refuse si je ne les marie
pas toutes les deux, elle et Sachenka... Que la tombe me refuse... (Un
soupir.) Seulement, de
nos jours, les fiancés, ça ne court pas les rues. Regardez-les,
nos fiancés, la tête sous les plumes, de vrais coqs
mouillés!...
TROISIEME
INVITÉ. - La comparaison est mauvaise. A mon avis, mesdames, si de nos
jours les jeunes gens préfèrent rester célibataires, la
faute en est pour ainsi dire aux conditions sociales...
LÉBÉDEV-
Assez, assez... ! pas de philosophie!... j'aime pas ça!
SCÈNE
III
Les
mêmes et SACHA
SACHA, entre
et va vers son père.
- Il fait si merveilleusement beau dehors, et vous restez tous ici, à
étouffer.
ZINAIDA
SAVICHNA. — Sachenka, tu ne vois donc pas que nous avons Marfa
Égorovna ?
SACHA. - Oh!
pardon. (Elle s'approche de Babakina pour la saluer.)
BABAKINA. - Tu
es devenue bien fière, Sachenka, bien fière, tu n'es pas venue me
voir une seule fois. (Elle l'embrasse.) Heureux anniversaire, mon ange...
SACHA.—Merci.
(Elle s assied à côté de son père.)
LÉBÉDEV
- Oui, Avdotia Nazarovna, on a du mal aujourd'hui avec les fiancés. Que
dis-je, avec les fiancés, même des garçons d'honneur
potables, on a du mal à s'en procurer. la jeunesse d'aujourd'hui, sans
vouloir médire, c'est comme qui dirait du lait qui a tourné, une
pâte mal cuite, aigre... Elle ne danse pas, elle ne parle pas, elle ne
sait pas boire...
AVD)OTIA
NAZAROVNA. — Pour ce qui est de boire, on n'a rien à leur
apprendre, pourvu qu'il y ait de quoi...
LÉBÉDEV.
—C est pas malin de boire, un cheval aussi sait boire... Il s'agit de
boire en connaisseur! De mon temps... toute la sainte journée on restait
à potasser des cours, mais la nuit venue, on partait vers les
lumières et on se mettait à tourner comme des toupies... Et on
dansait, et on amusait les demoiselles, et on n'oubliait pas pour autant,
ça! (Il fait le geste de boire.) Et on en disait, on en disait, et on philosophait,
jusqu'à ce que la langue vous colle... Tandis que ceux d'aujourd'hui... (Il
fait un geste désabusé de la main.) Je n'y comprends rien. Ils ne sont
bons à rien, ils ne servent ni Dieu, ni diable. Dans tout le district,
il n'y a qu'un seul homme qui vaille quelque chose, et celui-là est
déjà marié. (Il soupire.) D'ailleurs, on dirait que lui aussi
commence à devenir enragé...
BABAKINA.
— Qui est-ce ?
LÉBÉDEV.
- Nicolacha Ivanov.
BABAKINA. - Oui,
c'est un monsieur fort bien (avec une grimace), mais un malheureux...
ZINAIDA
SAVICHNA. — Comment voulez-vous qu’il soit heureux, mon ange! (Elle
soupire). Comme il s'est
trompé, le pauvre!... Il s'est marié avec sa Juive, et il a tant
espéré, le pauvre, que le père et la mère donneraient
à leur fille des montagnes d'or, et voilà qu'il n'en est rien,
bien au contraire... Depuis qu'elle a changé de religion, son
père et sa mère ne veulent plus en entendre parler, ils l'ont
maudite... Et pas un sou. Il s'en mord les doigts aujourd'hui... Trop tard.
SACHA. - Maman,
ce n'est pas vrai.
BABAKINA, vivement.
— Comment, pas
vrai, Sachenka ? Tout le monde le sait. D'ailleurs, si ce n'était pas
par intérêt, pourquoi se serait-il marié avec une Juive? Il
n'y a pas assez de Russes? Il a fait un mauvais calcul, mon ange, un mauvais
calcul... (Avec vivacité.) Mais qu'est-ce qu'elle prend aujourd'hui! Il y a de quoi mourir
de rire! A peine est-il rentré de quelque part, que ça commence:
“ Ton père et ta mère m'ont roulé ! Hors d'ici!
Ouste!” Et où voulez vous qu'elle aille ? Ses parents ne la
recevront pas; elle pourrait se placer, mais elle n'a pas l'habitude de
travailler...Il lui en fait voir, il lui en fait voir, jusqu'à ce que le
comte s'interpose. S'il n'y avait pas le comte, il y a longtemps qu'il l'aurait
fait mourir...
AVDOTIA
NAZAROVNA. — Des fois, il l’enferme dans la cave, et il se met
à crier: « Bouffe du porc, espèce de...” Et elle en
bouffe, elle en bouffe, jusqu'à ce qu'il lui en sorte par les yeux et
les oreilles...
(Rires.)
SACHA. - Papa,
mais ce sont des mensonges!
LÉBÉDEV.
- Et alors? Laisse-les donc jaspiner! Grand bien leur fasse. (Il crie :) Gavrila!
(Gavrila lui
apporte vodka et eau.)
ZINAÏDA
SAVICHNA. — Et c‘est comme ça qu’ il s’est
ruiné, le pauvre. Ses affaires vont au plus mal... S'il n'y avait pas
Borkine, ils n'auraient pas de quoi manger, lui et sa Juive. (Elle soupire.) Et ce que nous-mêmes, nous avons
pu en pâtir, mon ange! Dieu seul sait ce que nous avons pu en
pâtir! Vous me croirez si vous voulez, mais voilà trois ans qu'il
nous doit neuf mille roubles !
BABAKINA, épouvantée. — Neuf mille... !
ZINAIDA
SAVICHNA. — Oui... C’est mon cher époux qui s'est si bien
arrangé. Il n'a aucun discernement, il n'a aucune idée à
qui on peut prêter et à qui il ne faut pas prêter. Je ne
parle même plus du capital - tant pis si seulement il payait
régulièrement les intérêts!...
SACHA, vivement. - Maman, vous l'avez déjà
raconté un millier de fois!
ZINAIDA
SAVICHNA. — Et qu’est-ce que ça peut bien te faire? Qu'est-ce
qui te prend de le défendre!
SACHA, se
levant. - Comment
avez-vous le cœur de parler ainsi d'un homme qui ne vous a rien fait ~
Dites qu'est-ce qu'il vous a fait?
TROISIÈME
INVITÉ. — Alexandra Pavlovna, deux mots avec votre permission!
J'ai de l'estime pour Nicolas Alexéevitch et cela a toujours
été pour moi un honneur... mais, entre nous, il me donne
l'impression d'être un aventurier...
SACHA. - Eh
bien, je vous félicite de votre impression.
TROISIÈME
INVITÉ. - Comme preuve, j'avancerais le fait suivant, qui m'a
été relaté par son attaché, ou pour ainsi dire, son
cicerone, Borkine. Il
y a deux ans, lors de l'épizootie qui a frappé le bétail,
il a acheté des bêtes, les a assurées...
ZINAIDA
SAVICHNA. — Mais oui, mais oui, mais oui! Je me souviens de cette
histoire. On m'en a déjà parlé.
TROISIÈME
INVITÉ. — Il a assuré le bétail comme vous pouvez
l'imaginer, lui a donné la maladie, et a touché la prime
d'assurance.
SACHA. - Ah!
mais c'est absurde! Absurde! Personne n’a ni acheté, ni
contaminé des bêtes! C'est Borkine qui a imaginé un pareil
projet et s'en est vanté partout. Quand Ivanov l'a appris, Borkine a
dû lui demander pardon pendant deux semaines. Ivanov est seulement
coupable d'être trop faible et de manquer de courage pour chasser de chez
lui ce Borkine, il est coupable de trop faire confiance aux gens! Il s'est
laissé voler, piller, sur ses entreprises généreuses,
chacun a fait son beurre.
LÉBÉDEV.
- Sacha, soupe au lait! Laisse tomber!
SACHA. -
Pourquoi disent-ils de pareilles absurdités! Ah! comme c'est triste,
triste! Ivanov, Ivanov, Ivanov... on n'a pas d'autre sujet de conversation. (Elle
va à la porte, revient.) Je suis stupéfaite (aux jeunes gens), littéralement stupéfaite
de votre patience, messieurs! Comment pouvez-vous rester assis, à ne
rien faire ? L'air lui-même est figé par l'ennui! Mais dites
quelque chose, essayez d'amuser les demoiselles, bougez! Si vous n'avez
vraiment rien à vous dire, rien qu'Ivanov à vous mettre sous la
dent, alors chantez, dansez, riez, je ne sais pas, moi...
LÉBÉDEV,
riant. - Vas-y,
vas-y, engueule-les bien!
SACHA. -
Écoutez, faites-le pour moi! Si vous ne voulez ni danser, ni rire, ni
chanter, si tout ça vous ennuie, alors je vous en prie, je vous en
supplie, une fois, une seule fois dans votre vie, à titre de
curiosité, pour étonner ou faire rire, rassemblez vos forces et
inventez tous ensemble quelque chose de spirituel, de brillant, dites n'importe
quoi, même d'insolent ou de vulgaire, pourvu que cela soit drôle et
neuf! Ou alors, accomplissez tous ensemble quelque chose de tout petit, qui se
voit à peine, mais qui ressemble un tant soit peu à un acte
héroïque, pour que les demoiselles, ne serait-ce qu'une fois dans
leur vie, puissent en vous regardant, faire: “Ah!” .
Écoutez, puisque vous avez envie de plaire, pourquoi ne faites-vous rien
pour plaire ? Ah ! mon Dieu ! Tous, vous n'êtes que du toc, du toc, du
toc... Rien qu'à vous regarder, ça fait mourir les mouches, et
les lampes se mettent à fumer. Du toc, du toc!... Je vous l'ai dit mille
fois et je le répéterai sans fin, vous n'êtes que du toc,
du toc, du toc!...
SCÈNE
IV
Les
mêmes, IVANOV et CHABELSKI
CHABELSKI, entrant
avec Ivanov par la porte de droite - Qui est-ce qui est en
train de dire des vers ici ? C'est vous Sachenka. (Il rit et lui serre la
main.) Bon anniversaire
mon ange. Que Dieu vous rappelle à lui le plus tard possible, et vous
garde de naître une deuxième fois.
ZINAIDA
SAVICHNA, joyeuse.
— Nicolas Alexéevitch,
LÉBÉDEV.
- Mais c'est le comte, ma foi!...
CHABELSKI, apercevant
Zinaida Savichna et Babakina leur tend les bras.) Deux banques sur le même divan !
Ça fait plaisir à voir! (Il s'approche pour les saluer.
À Zinaida Savichna
:) Bonjour, Zézette! (A Babakina.) Bonjour, petite caille!...
ZINAIDA
SAVICHNA. - Je suis très heureuse. Vous venez si rarement nous voir,
comte! (Elle crie:)
Gavrila, du thé! Asseyez vous, je vous prie! (Elle se lève,
sort par la porte de droite, revient aussitôt, elle semble très
préoccupée. Sacha reprend sa place. Ivanov salue tout le monde
sans rien dire )
LÉBÉDEV,
à Chabelski. —D’où sors-tu ? Quelles forces
t’ont mené jusqu'ici ? Pour une surprise!... (Il l'embrasse.) Tu es un bandit, comte! les gens comme
il faut ne se conduisent pas comme ça! (Il le mène par la main
jusqu'à la rampe.)
Pourquoi as-tu cessé de nous voir? Tu es fâche, ou quoi ?
CHABELSKI. - Et
quel moyen de transport as-tu à me proposer ? A califourchon, sur un
bâton ? Je n'ai pas de chevaux à moi, et Nicolas refuse de
m'emmener, il veut que Je tienne compagnie à Sarah, pour qu'elle ne
s'ennuie pas. Envoie-moi des chevaux et je viendrai tout le temps...
LÉBÉDEV]
geste désabusé~ Comme c’est facile!... Zézette crèverait sur
place plutôt que de prêter ses chevaux. Mon vieux, mon ami, tu m'es
plus cher et plus proche que n'importe qui! De toutes les antiquailles, il ne
reste d'indemnes que toi et moi. J'aime en toi les souffrances passées,
et ma belle jeunesse sacrifiée... Je blague, je blague, mais je suis sur
le point de pleurer. (Il embrasse le comte.)
CHABELSKI-
Iâche-moi! Iâche-moi! Il vient de toi des effluves comme d'une cave
à vins...
LÉBÉDEV.
- Tu ne peux pas t’ imaginer, mon âme, comme je m'ennuie sans mes
amis! J'ai un cafard à me pendre... (A voix basse :) Zézette, avec ses prêts
à la petite semaine, a chassé de la maison tous les gens
honnêtes et il ne vient plus chez nous, comme tu peux le voir, que des
énergumènes... des Doudkine, et des Babkine... Allons, prends un
verre de thé...
(Gavrila
apporte le thé.)
ZINAIDA
SAVICHNA, préoccupée, à Gavrila. - Comment sers-tu, apporte au moins des
confitures. De la groseille à maquereaux, par exemple...
CHABELSKI, riant,
à Ivanov. - Je te
l’ ai bien dit ? (A Lébédev :) En route, je lui ai fait le pari
qu'à peine arrivés, Zézette nous offrirait de la groseille
à maquereaux.
ZINAÏDA
SAVICHNA. — Vous êtes toujours aussi taquin, comte... (Elle
s'assied.)
LÉBÉDEV.
- Elle en a fait vingt tonneaux pleins, il faut bien qu'elle la place!
CHABELSKI, s’asseyant
près de la table.
- Vous mettez de l'argent de côté, Zézette? Avez-vous
déjà ramassé votre petit million, hein ?
ZINAIDA
SAVICHNA, avec un soupir. — Oui, pour les autres, on dirait qu'il n'y a personne
d'aussi riche que nous... et d'où nous viendrait-il, l'argent, s'il vous
plaît ? Ies gens disent n'importe quoi...
CHABELSKI. -
Ça va, ça va!... On est renseigné!.. On est
renseigné sur la manière dont vous perdez aux dames... (A
Lébédev:) Pacha,
avoue: avez-vous mis de côté un million ?
LÉBÉDEV.
- Je n en sais fichtre rien. Il faut demander ça à
Zézette...
CHABELSKI, à
Babakina. - Et la grasse
petite caille aura, elle aussi, bientôt son petit million! Elle embellit
et elle engraisse à vue d'œil! Ce que c'est que d'avoir des tonnes
d'argent...
BABAKINA. - Je
vous remercie bien, Excellence, mais je n’ aime pas qu'on se moque de
moi.
CHABELSKI.
—Ma chère petite banque, où voyez-vous des moqueries? Ce
n'est qu'un simple cri du cœur, un débordement de sentiments qui
fait jaillir le verbe... Je vous aime infiniment et vous et Zézette... (Gaiement.) Extase!... Enchantement! Je ne peux vous
regarder avec calme, ni l'une, ni l'autre...
ZINAIDA
SAVICHNA. - Vous n’ avez vraiment pas changé comte! (A
Egorouchka.) Egorouchka,
éteins les bougies . Vous ne Jouez pas, alors pourquoi les laisser
brûler pour rien ? (Egorouchka tressaille; il éteint les
bougies et s assied; à Ivanov :) Comment va votre femme, Nicolas Alexéevitch ?
IVANOV. - Mal.
Aujourd'hui le docteur s'est prononcé catégoriquement: elle est
poitrinaire.
ZINAIDA
SAVICHNA. — Pas possible ? Comme c’est triste!... (Un soupir.) Nous l'aimons tant, tous...
CHABELSKI. - Des
balivernes, des balivernes! Poitrinaire! Rien que du charlatanisme de
médecin, des histoires. L'esculape trouve agréable de
traîner dans les parages, et la voilà poitrinaire. Du moment que
le mari n'est pas jaloux. (Ivanov a un mouvement d'impatience.) En ce qui concerne Sarah
elle-même, tout est faux, chaque mot, chaque geste. Je n'ai de ma vie
jamais fait confiance, ni aux médecins, ni aux avocats, ni aux femmes.
Balivernes, balivernes, charlataneries et histoires!
LÉBÉDEV,
à Chabelski. - Tu
es un drôle de type, Matveï!... Tu t'es inventé une
misanthropie et tu la promènes comme un imbécile une casquette
neuve. T'as l'air comme tout le monde, mais à peine tu ouvres la bouche,
et c'est comme si tu avais la pépie ou un catarrhe chronique...
CHABEI,SKI. -
Qu'est-ce que tu veux, que je les serre sur mon cœur, tous ces salauds et
ces coquins?
LÉBÉDEV.
—Et où sont-ils, ces salauds et ces coquins ?
CHABELSKI. - Je
ne parle pas des personnes présentes, mais...
LÉBÉDEV.
- Mais, quoi ?... Tout ça c’est de la comédie.
CHABELSKI. - De
la comédie... Tu as de la veine de n'avoir aucun point de vue sur la
vie.
LÉBÉDEV.
- Quel point de vue ? Je suis là et j’attends la crève d'un
instant à l'autre. Voilà mon point de vue. Il n'est plus temps,
vieux, de réfléchir sur les points de vue. Oui, oui... (Il
crie.) Gavrila!
CHABELSKI. -
Encore... Tu es déjà `` gavrilisé » à ras
bords... et ce nez, une illumination!
LÉBÉDEV,
boit. - Ça ne
fait rien, mon ami... je ne suis pas un jeune marié.
ZINAIDA
SAVICHNA. — Il y a longtemps que le docteur Lvov n'est pas venu nous
voir. Il nous oublie.
SACHA. - Ma
bête noire. I'honnêteté ambulante. Il ne sait pas demander un verre d'eau, allumer une cigarette,
sans faire une démonstration de son extraordinaire
honnêteté. Qu'il marche, qu'il parle, il porte toujours au front
les mots: je suis un honnête homme! Ce qu'on peut s'ennuyer avec lui.
CHABELSKI.—Un
médicastre borné et droit! (Singeant Lvov:) “Place au travail honnête!
» Il se promène en gueulant comme un perroquet et il se prend
sincèrement pour un autre Dobrolioubov . Et celui qui ne gueule pas est
pour lui un salaud. Il a des jugements étonnants de profondeur. Si un
moujik est aisé et vit comme un être humain, c'est que c'est un
salaud et un koulak. Je porte une veste de velours et mon valet de chambre
m'aide à m'habiller, et donc je suis un salaud et un tenant du
servage. Il est honnête, il
est honnête à en éclater; et il rôde comme une
âme en peine. Il me fait même un peu peur... Parole d'honneur!...
On ne sait jamais, son sens du devoir pourrait lui dicter de vous fiche une
baffe ou de vous traiter de salaud.
IVANOV. - Il
m'épuise, mais il m'est quand même sympathique, il y a chez lui
une grande sincérité.
CHABELSKI. -
Elle est jolie, sa sincérité! Hier soir il s'approche de moi, et
sans crier gare il me sort: “Comte vous m'êtes profondément
antipathique! “, Merci quand même! Et tout cela n'est pas si
simple, au fond de tout cela il y a des convictions! On n'a qu'à le
regarder: la voix qui tremble, les yeux qui brillent et les jambes qui
flageolent... Au diable sa sincérité de bois! Admettons que je
lui répugne, que je le dégoûte, c'est normal... Je suis
conscient de ce que je suis, mais pourquoi me le dire en plein dans la figure ?
Je ne vaux pas grand-chose d'accord, mais, tout de même, j'ai les cheveux
blancs... Son honnêteté n'a ni talent, ni pitié!
LÉBÉDEV.—Allons,
allons!... Tu as été jeune, toi aussi, tu dois le comprendre.
CHABELSKI. -
Oui, j'ai été jeune et bête, je m'imaginais être
Tchatzki, je dénonçais les scélérats, et les
malfaiteurs, mais jamais de sa vie je n'ai dit à un voleur, en pleine
figure, qu'il était un voleur, et jamais je n ai parle de corde dans la
maison d'un pendu. J'étais un homme bien élevé. Tandis que
ce médicastre borné se serait senti au comble du devoir accompli,
au septième ciel, si son destin lui donnait l'occasion, au nom des
principes et de l'idéal humanitaire, de me fiche sur la gueule,
publiquement, ou de m'empoigner par la peau du cou.
LÉBÉDEV.
- Tous les jeunes gens ruent dans les brancards. J'avais un oncle
hégélien... Lui, il invitait chez lui des gens, plein la maison,
il ingurgitait quelques petits verres, montait sur une chaise, et... allez!...Vous
êtes des ignares! Vous êtes une force noire! L'aube d'une vie
nouvelle... Et patati et patata... Et il te les engueulait, et il te les
engueulait...
SACHA. - Et les
invités, qu'est-ce qu'ils disaient?
LÉBÉDEV.
- Mais rien, rien... Ils écoutaient, tout en buvant. Je dois dire qu'une
fois je l'ai provoqué en duel... cet oncle à moi, malgré
les liens du sang. A cause de Bacon. Je me rappelle que j’étais
assis par-là, ]e crois bien, à la place de Matveï, et
l'oncle avec le défunt Guérassim Nilitch se tenait debout ici
à peu près, où se trouve Nicolacha... Et alors, mon vieux,
Guérassim Nilitch pose une question...
(Entre
Borkine.)
SCÈNE
V
Les
mêmes et BORKINE entrant par la porte de droite très gandin,
un paquet sous le bras, sautillant et chantonnant). Bruits d'approbation.
LES DEMOISELLES.
- Mikhaïl Mikhailovitch!...
LÉBÉDEV.
- Michel Michelitch! Notre rumeur publique...
CHABELSKI.
— Notre boute-en-train!
BORKINE. - Me
voilà! (S'approchant vivement de Sacha.) Noble signorina, je prends la
liberté de féliciter l'univers entier pour la naissance d'une
fleur aussi charmante... En gage de mon admiration, je me permets de vous faire
présent (il lui tend le paquet) d'un feu d'artifice et de feux de Bengale
préparés par mes soins. Qu'ils illuminent la nuit, comme vous
illuminez les ténèbres d'un royaume noir. (Il salue
théâtralement.)
SACHA. - Je vous
remercie...
LÉBÉDEV,
riant, à Ivanov. — Pourquoi est-ce que tu ne le chasses pas, ce Judas ?
BORKINE. à
Lébédev. -
Pavel Kirillitch! (A Ivanov:) Patron... (Il chante:) Nicolas-voilà, ho-hi-ho! (Il fait le tour de la
pièce et salue tout le monde.) Mes respects, Z~na~da Savichna... La divine Marfa
Égorovna... L'antique Avdotia Nazarovna... L'excellente Excellence, le
comte...
CHABELSKI,
riant. -
Boute-en-train... Il lui suffit d'entrer et aussitôt l'atmosphère
se raréfie. Vous le sentez ?
BORKINE. - Ouf,
je suis fatigué Je
crois que j'ai salué tout le monde. Alors, quoi de neuf ? Rien de
particulier, de saisissant ? (Avec vivacité, à Zinaïda Savichna
:)
Ah! oui, la
maman... Comme j'allais chez vous... (A Gavrila :) Donne-moi un verre de thé,
Gavrioucha, mais sans confiture de groseilles à maquereaux! (A
Zinaïda Savichna :)
Comme j'allais chez vous, j'ai vu sur votre rivière des moujiks qui arrachaient
de l'osier. Pourquoi n'affermez-vous pas votre osier?
LÉBÉDEV,
à Ivanov.
— Pourquoi ne le chasses-tu pas, ce Judas ?
ZINAIDA
SAVICHNA, effrayée. je n'y ai pas pensé...
BORKINE, faisant
des mouvements de gymnastique avec les bras. - Moi, il faut que je bouge... La maman, qu'est-ce qu'on
pourrait bien inventer de pas ordinaire ? Marfa Égorovna, je me sens en
pleine forme... Exalté! (Il chante.) « Auprès de toi, je
reviens... »
ZINAIDA
SAVICHNA. — Organisez quelque chose, tout le monde s'ennuie.
BORKINE. - C'est
vrai, vous en faites une tête, mes amis! Plantés là comme
des jurés d'assises !... Venez, on va jouer à quelque chose! A ce
qui vous plaira: aux gages, à la ficelle, à s'attraper, à danser,
à allumer le feu d'artifice ?...
LES DEMOISELLES,
battant des mains.
— Feu d’artifice, feu d'artifice! (Elles partent en courant dans
le jardin.)
SACHA, à
Ivanov. - Vous semblez
vous ennuyer, aujourd'hui ?
IVANov. - J'ai
mal à la tête, Sachenka, et puis, aussi, je m'ennuie...
SACHA. - Venez au
salon.
(Ils sortent
par la porte de droite; tous les autres sont au jardin, sauf Zinaida Savichna
et Lébédev.)
ZINAIDA
SAVICHNA. —C’est quelqu' un, ce jeune homme. Il n'y a pas une
minute qu'il est là, et déjà tout le monde s'amuse. ( Elle
baisse la mèche de la grande lampe.) Pendant qu'ils sont au jardin, pourquoi laisser
brûler les bougies pour rien! (Elle éteint les bougies.)
LÉBÉDEV,
la suivant. -
Zézette, il faudrait leur faire servir un petit quelque chose à
manger, aux invités.
ZINAIDA SAVICHNA.
— Toutes ces bougies... Ce n est pas étonnant qu'on nous croie
riches. (Elle éteint les bougies.)
LÉBÉDEV,
la suivant. -
Zézette, tu devrais leur donner à manger... Ils sont jeunes, ils
ont sûrement faim, les pauvres... Zézette...
ZINAIDA SAVICHNA.
—Le comte n a pas fini son verre de thé. Tout ce sucre perdu! (Elle
sort par la porte de gauche.)
LÉBÉDEV,
crache. - Tfou!... (Il
sort par la porte du jardin.)
SCÈNE
VI
IVANOV
et SACHA
SACHA, entre
avec Ivanov par la porte de droite. - Tout le monde est dans le jardin.
IVANOV. -
Voilà où j'en suis, Sachenka. Autrefois je travaillais beaucoup,
je réfléchissais beaucoup, et je n'étais jamais
fatigué; maintenant, je ne fais rien, je ne pense à rien, et je
suis fatigué corps et âme. Jour et nuit, j'ai mal à ma
conscience, je me sens profondément coupable et je n'arrive pas à
comprendre, je me demande, de quoi?... Ajoutez à cela la maladie de ma
femme, le manque d'argent, des bisbilles sans fin, des cancans, des conversations
inutiles, cet imbécile de Borkine... Ma maison m'est odieuse, y vivre
est pour moi une torture. A parler franchement, Sachenka, même la
présence de ma femme qui m'aime m'est devenue insupportable. Vous
êtes mon vieux copain, et vous ne m'en voudrez pas de ma franchise:
j'arrive chez vous avec l'espoir de me distraire, mais je m'ennuie tout autant
ici, et je n'ai plus qu'une idée: m'en retourner à la maison.
Excusez moi, je vais filer à l'anglaise.
SACHA. - Nicolas
Alexéevitch, je vous comprends. Votre malheur vient de votre solitude.
Il faut qu'il y ait à côté de vous quelqu'un que vous
puissiez aimer et qui vous comprenne. L'amour seul pourrait vous faire revivre.
IVANOV. - Vous
n'y songez pas, Sachenka! Il ne manquerait plus que ça! Que moi, un
vieux coq déplumé, je me lance dans une nouvelle histoire
d'amour! Que Dieu me préserve d'une pareille catastrophe! Non, mon
intelligente petite fille, il ne s'agit pas d'un nouvel amour. Je vous dis
comme devant Dieu, je supporterais n'importe quoi: et le cafard et la neurasthénie,
et la ruine, et la perte de ma femme, et ma vieillesse
prématurée, et la solitude, mais je ne supporterais pas
d'être ridicule à mes propres yeux. Je meurs de honte à
l'idée qu'un homme comme moi, bien portant, fort, se soit
transformé en je ne sais quel Hamlet ou Manfred, ou en quelqu'un de
parfaitement inutile... le diable n'y reconnaîtrait plus ses petits! Il
existe des gens lamentables que cela flatte qu'on les traite d'Hamlet ou
d'homme inutile, mais pour moi c'est le déshonneur! Ma fierté se
révolte, je suis accablé par la honte, et je souffre...
SACHA, en
plaisantant, à travers les larmes. - Nicolas Alexéevitch, fuyons en Amérique.
IVANOV. - Je
n'ai pas le courage d'aller jusqu'à cette porte et vous me parlez
d'Amérique... (Ils vont vers la porte du jardin.) C'est vrai, Sacha, que la vie ici doit
être difficile pour vous! Quand je vois les gens qui vous entourent,
ça me fait peur: avec qui pourriez-vous vous marier ici ? Il ne reste
que l'espoir que vous allez vous faire enlever par un lieutenant, ou par un
étudiant de passage...
SCÈNE
VII
Les
mêmes et ZlNAIDA SAVICHNA (qui entre par la porte de gauche, portant
un pot de confiture)
IVANOV. - Voulez
vous m'excuser, Sachenka, je vous rejoins dans un petit moment.
(Sacha sort
dans le jardin.)
IVANOV. -
Zinaïda Savichna, j'ai une requête à vous adresser...
ZINAIDA
SAVICHNA.—Qu est-ce que c est, Nicolas Alexéevitch ?
IVANOV, embarrassé.
- Voyez-vous, c'est
après-demain que ma traite vient à échéance. Vous
me rendriez grand service, si vous consentiez à me donner un
délai, ou si vous m'autorisiez à ajouter les
intérêts à la somme due. Je n'ai pas du tout d'argent en ce
moment...
ZINAIDA
SAVICHNA, avec frayeur.
— Qu’est-ce que vous me racontez, Nicolas Alexéevitch ?
Qu'est-ce que c'est que ces manières? Laissez ces fantaisies, je vous
prie, et ne tourmentez pas une pauvre femme...
IVANOV. - Je
m'excuse, je m'excuse... (il sort dans le jardin.)
ZINAIDA
SAVICHNA.—Bon Dieu! je suis toute retournée !.. . J'en tremble...
j'en tremble...
(Elle sort par
la porte de droite.)
SCÈNE
VIII
Kossykh entre
par la porte de gauche et traverse la scène. - J'ai à carreau: l'as, le roi,
la dame, et huit cartes à la file, l'as de pique et un... tout petit
cœur, et elle, que le diable l'emporte, n'a pas su annoncer petit chelem!
( Il sort par la porte de droite.)
SCÈNE
IX
AVDOTIA
NAZAROVNA et le PREMIER INVITÉ.
AVDOTIA
NAZAROVNA, arrivant du jardin avec le premier invité. - Je te l'aurais
déchiquetée, cette grippe-sou, je te l'aurais
déchiquetée! Depuis cinq jours que je traîne ici, elle ne
vous aurait pas régalé d'une vieille tête de hareng!...
Quelle maison !... Quelle engeance !...
PREMIER
INVITÉ. - Je m'ennuie si énormément, que je suis
prêt à me taper la tête contre les murs! Quelles gens, que
Dieu nous vienne en aide! D'ennui et de faim, on se mettrait à hurler
comme des loups et à bouffer tout le monde.
AVDOTIA
NAZAROVNA. — Je te l’aurais déchiquetée, Dieu me
pardonne!
PREMIER
INVITÉ. - Je bois un verre, la vieille, et je rentre. Tu peux te les
garder, tes filles à marier. De quel amour, diable, peut-il être
question, quand on vous laisse à jeun depuis midi?
ANNA NAZAROVNA.
—Si on essayait de fouiller un peu...
PREMIER
INVITÉ.—Chut... Fais pas de bruit! Le schnaps doit être dans
le buffet de la salle à manger. On va exercer une pression sur
Egorouchka... Chut!.
(Ils sortent
par la porte de gauche.)
SCÈNE
X
ANNA
PÉTROVNA et LVOV (entrent par la porte de droite).
ANNA
PÉTROVNA. - Mais non, on sera content de nous voir. Personne... Ils
sont, sans doute, dans le jardin.
LVOV. - Je vous
demande un peu pourquoi vous m'avez amené ici, chez ces vautours ? Nous
n'avons rien à faire ici, ni vous, ni moi! Des gens honnêtes n'ont
pas à respirer cette atmosphère!
ANNA
PÉTROVNA. — Écoutez-moi, Monsieur l’honnête
homme! C'est peu galant d'accompagner une dame, et de ne lui parler tout au
long du trajet que de sa propre honnêteté! C'est peut-être
honnête, mais c'est pour le moins ennuyeux! Ne parlez Jamais aux femmes de
vos vertus. Qu'elles les découvrent toutes seules. Du temps où
mon Nicolas était encore comme vous, quand il se trouvait avec des
femmes, il ne faisait que chanter et raconter des folies, et pourtant chaque
femme savait l'homme qu'il était.
LVOV. - Ah! ne
me parlez pas de votre Nicolas, je ne le comprends
que trop !
ANNA
PÉTROVNA. — Vous êtes quelqu un de bien, mais vous ne comprenez rien
à rien. Venez au jardin. Jamais il
ne disait: « Je suis un honnête homme... J'étouffe dans cette
atmosphère...Des vautours!..Un nid de chouettes! Des crocodiles! » Il laissait le
jardin zoologique en paix, et
quand il lui arrivait de s'indigner, je ne lui ai jamais entendu dire autre
chose que: « Ah! comme j'ai été inJuste aujourd'hui!
» ou: «Aniouta, je plains cet homme! » Voilà...tandis
que vous...
(Ils
sortent.)
SCÈNE
XI
AVDOTIA
NAZAROVNA et le PREMIER INVITÉ
PREMIER
INVITÉ, entrant par la porte de gauche - Il n’y en pas dans le
buffet, on va essayer dans le garde-manger. Il faudrait cuisiner Egorouchka.
Passons par le salon.
AVDOTIA
NAZAROVNA - Je te l’aurais déchiquetée...
( Ils sortent
par la porte de droite.
)
SCÈNE
XII
BABAKINA,
CHABELSKI, BORKINE
Babakina et
Borkine, riant, entrent en courant ; derrière eux, riant et se frottant
les mains, trottine Chabelski.
BABAKINA - On
s’ennuie! ( Elle
s’esclaffe ) On
s’ennuie! Qu’ils bougent ou qu’ils restent assis, tous les
gens ont l’air d’avoir avalé leur parapluie. Je
m’embête que j’en suis engourdie jusqu’à
l’os. ( Elle saute ) C’est pour me dérouiller!...
( Borkine
l’attrape par la taille et la baise sur la joue. )
CHABELSKI , rigolant
et faisant claquer ses doigts - Eh bien!...( Il pousse un grognement satisfait ) Pour ainsi dire...
BABAKINA - Bas
les pattes, bas les pattes polisson, le comte pourrait croire Dieu sait
quoi!...Fichez-moi la paix!
BORKINE - Ange
de mon âme, escarboucle de mon cœur!...( il l’embrasse ) prêtez-moi deux mille trois
cents roubles!...
BABAKINA -
Non-non-non-non-non! Pour le reste je ne dis pas, mais pour ce qui est de
l’argent, vous ne m’avez pas regardée, merci, n’y
comptez pas !...Non-non-non-non-non! bas les pattes, je vous l’ai dit!...
CHABELSKI trottinant
derrière - Petite
caille...Elle n’est pas sans agréments...
BORKINE sérieux - Bon, ça suffit! Parlons
affaires. Regardons les choses en face, d’un point de vue commercial?
Répondez-moi franchement, sans finasseries ni trucs : oui ou non ?
Ecoutez ( il montre le comte ) Lui il a besoin d’argent, d’au moins trois mille
roubles de revenus annuels. Vous, vous avez besoin d’un mari. Voulez vous
être comtesse?
CHABELSKI, rigolant. - Ce cynisme est étonnant.
BORKINE. -
Voulez vous être comtesse ? Oui ou non ?
BABAKINA,
émue. - Des
menteries que tout ça, Micha, vraiment... Et ces choses-là,
ça ne se fait pas comme ça tout à trac... Si le comte le
désirait, il pourrait lui-même... et... et je ne sais pas comment,
tout d'un coup, soudain...
BORKINE. -
Allons, allons, ne noyez pas le poisson! C'est une afFaire commerciale... Oui
ou non?
CHABELSKI,
rigolant et se frottant les mains. - Et si après tout, hein ? Petite
caille... (Il baise la joue de Babakina.) Charmante... fraîche comme un petit concombre...
BABAKINA. - Un
instant, un instant, je suis toute retournée... Allez-vous-en,
allez-vous-en!... Non, ne partez pas!...
BORKINE. —
Vite! Oui ou non ? Nous n avons pas de temps à perdre...
BABAKINA. -
Ecoutez, comte... Venez passer chez moi quelques jours... Chez moi on s'amuse,
ce n'est pas comme ici... Venez demain... (A Borkine :) Non, ce n'est pas vrai vous plaisantez
?
BORKINE,
fâché. - On
ne plaisante pas avec des choses aussi sérieuses.
BABAKINA. - Un
instant, un instant... Ah! je vais me trouver mal! Je vais me trouver mal!
Comtesse... Je vais me trouver mal! Je m'évanouis...
(Borkine et
le comte la prennent chacun par un bras, et la baisant sur les joues,
I'emmènent par la porte de droite. )
SCÈNE
XIII
IVANOV,
SACHA, ensuite ANNA PÉTROVNA.
Ivanov
et Sacha entrent rapidement par la porte du jardin.
IVANOV, au
désespoir, la tête dans les mains. - Ce n'est pas possible Non, non,
Sachenka... Oh non!
SACHA, avec
emportement. - Je vous
aime follement... Sans vous la vie n'a pas de sens, il n'y a ni bonheur, ni
joie! Vous êtes tout pour moi...
IVANOV. -
Pourquoi faire, pourquoi faire! Mon Dieu, je ne comprends plus rien... Non,
Sachenka, non!
SACHA. - Dans
mon enfance, vous étiez ma seule joie, je vous aimais, vous et votre
âme, comme moi-même, et maintenant... je vous aime, Nicolas
Alexéevitch... Avec vous, j'irais au bout du monde, n'importe, où
vous voudrez, au fond de la tombe, seulement faisons vite, ou je vais
étouffer...
IVANOV, éclatant
d'un rire heureux. -
Mais qu'est-ce que cela veut dire ? Que la vie recommence ? C'est ça,
Sachenka ?... Mon bonheur! ( Il l'attire à lui. ) Ma jeunesse, ma fraîcheur...
(Anna
Pétrovna entre, venant du jardin, aperçoit son mari et Sacha et
s'arrête comme frappée de stupeur.)
IVANOV. - Cela
veut dire, vivre ? C'est ça ? Se remettre au travail ?
(Un baiser.
Après le baiser, Ivanov et Sacha se retournent et voient Anna
Pétrovna.)
IVANOV, épouvanté. - Sarah!
RIDEAU