BLANCHE AURORE CÉLESTE
Noëlle Renaude
Papa frappa maman. Maman tomba sur le lit. Papa, plein de remords,
sauta sur maman. Ils me conçurent. C'était le matin. Au chant du coq.
Ils m'appelèrent Blanche. Y accolèrent Aurore. Et ajoutèrent Céleste.
J'arrivai en même temps que l'averse, face à la fenêtre.
Depuis, tout va tout vient, comme les nuits sur les jours. Les nuits, je
fais des rêves. Le dernier, c'était Amédée.
*
Amédée, monté sur un cheval rouge incendie ouvre une bouche
affreuse. Il aimerait bien sans doute pousser un cri libérateur mais le
cri justement, refuse de venir libérer Amédée. Le cheval n'a pas de
queue. Amédée une espèce d'habit vert. Je ne peux pas raconter le
paysage, parce qu'il n'y a pas de paysage. Il n'y a jamais de paysage.
Le fond, si je peux parler de fond, est une convulsion de blanc. Des
masses mugissantes en action. Une atmosphère en ébullition. A peu
près. Disons.
Bien. Une autre fois par exemple, ça peut être tout aussi bien
M. Raoul, l'épicier du secteur, faisant trempette dans les vagues.
Houle, écume, ciel ardoise, tout y est pour faire tempête. De l'épicier,
je ne vois en fait que les globes maigrichons et blafards des fesses,
résistant héroïquement à la fureur des flots. Comment je sais, à ce
détail, que c'est l'épicier? L'évidence des songes.
Le reste du temps, le jour disons, je me débrouille avec ce qui fait que
je suis moi.
J'ai longtemps cru et je ne suis pas la seule que le temps qui passe
n'était que pour les autres. J'ai mis du temps à savoir toutes ces
choses. Que moi aussi je pouvais mourir. J'ai été maigre jusqu'à treize
ans, âge où je reçus mon premier grand choc individuel. C'est le jour
de mes premières règles. Il fait très beau dehors. Un grand ciel calme
au-dessus de la cour. J'ai une robe blanche à dessins bleus. Je reste
muette devant l'événement. Sans sentiment. Ni honte. Ni rage. Ni
victoire. Ni plaisir. Un peu plus tard, j'ai la conviction horrible que je viens de laisser
derrière moi mon innocence. La vue de ce sang, perdu
pour tout le monde, est un peu comme le premier signe des difficultés
qui n'allaient pas tarder à me tomber dessus. C'était venu, c'était là, le
destin et ses pièges m'attendaient au tournant.
Quand Joujou m'a initiée à l'amour sur la banquette gris clair de sa
petite voiture et que j'ai saigné pour la deuxième fois, j'avais déjà
passé le cap des évidences.
Et puis un jour, un peu plus tard, j'ai compris qu'on pouvait dans
cette vie retrouver l'innocence. Jules a eu une embolie. Il est mort,
devant moi, sans rien me dire. Sans que le sang coule. Peut-on
mourir, je me suis demandé à l'époque, avec tout son sang encore en
dedans? Que devient le sang dans le corps des morts? J'étais jeune à
l'époque et sans expérience. Partie de la maison très tôt sur les traces
d'un guitariste dont j'avais épinglé les photos aux murs fanés de ma
chambre, j'avais erré dans plusieurs villes et connu Jules dans la
détresse. Il était myope et voyant mal aimait la nuit. Je dormais la
lumière allumée par peur du noir. Jules était gentil et silencieux. Il est
mort subitement, sans se douter plus que moi qu'il était en train de
mourir. J'ai dû appeler le concierge pour constater le trépas. Jules,
tombé à la renverse sur la carpette orange, était parti yeux grands
ouverts pour la poubelle céleste.
Je me retrouvai seule. Sans vraie douleur. C'était le mois de mars, la
glace fondait, inondant le paysage. Je me consolai comme je pus avec
Sélim. Celui qui ne parlait jamais de chez lui. Je voulais savoir
pourtant. Je lui demandais de me dire. La lumière criarde. Le sable
incandescent. Le désert ocre. Les cieux marine, le blanc des villes
entassées sur les buttes de cailloux. Sélim, c'était tout ça. Même s'il
était obscur et lunaire comme un sauvage revenu de l'enfer parmi
nous. J'avais des étoiles au fond des yeux quand je regardais Sélim.
Nous nous sommes séparés assez vite. Un tragique fossé culturel.
Sélim écoutait beaucoup ces airs de là-bas. Je lui ai dit, un soir de
canicule que nous étions affalés sur ses faux tapis d'Orient, en train
d'écouter ces musiques sautillantes et rugueuses comme du crépi de
chaux : « c'est formidable, ces chansons à boire. » C'était de la
musique sacrée. La communication était rompue. Le lendemain, j'ai
rencontré Albert. L'homme de la mine. Je chutai du croissant de lune
au charbon. L'homme de braise, je l'avais surnommé Albert, parce
qu'il avait beau s'absenter des journées entières quand ce n'était pas
les nuits dans ses galeries obscures, il remontait à la lumière,
puissant, noir de poussier, fumant comme un taureau, éblouissant.
Nous habitions à l'époque sa petite maison sans chic. Albert était
modeste. Après Sélim, j'avais le sentiment d'avoir renoué avec le
monde. Le terre à terre bien de chez nous. Je me transformai en
ménagère et passais volontiers chaque matin la toile à laver sur le
carrelage vineux moucheté turquoise de la cuisine. Je voulus acheter
un lino, vu en devanture, dans les chamois-vieil or. Mais Albert tenait
à ses vilains carreaux. Quand j'ai su que c'était sa première femme qui
avait choisi les tommettes, j'ai dit adieu aux fumées des corons et j'ai
suivi Planton. Celui-là portait mal son nom. C'était un voyageur. Il
était joli Planton. Il était roux et blanc. Comme un chat que j'avais
quand j'étais petite et qui s'appelait Jacquot. On arpenta l'Europe de
janvier à octobre. Chaque nuit je sombrais dans des puits. Ce fut un
scintillement ininterrompu. Regrettais-je alors Albert? Ces noirs
éclats d'anthracite qui illuminaient mes songes, pour moi, ça ne faisait
aucun doute, c'était déjà la nostalgie du mineur qui me prenait là. Je
n'ai jamais su profiter du présent. Planton, le lendemain, m'entraînait
ailleurs. Et puis un beau jour, Planton m'a plaquée. Nous étions sous
la tente canadienne, au fond d'un bois, à l'automne. Les châtaignes
étaient tombées sur la toile toute la nuit. Je n'avais pas fermé l'oeil. Je
m'étais endormie au matin. Au réveil, ô l'humiliante surprise : j'étais
au milieu des bogues et des feuilles mortes, sur le tapis de sol, roulée
dans mon sac à viande, le ciel éclatant au-dessus de ma tête. Planton,
la tente et la voiture s'étaient envolés pour d'autres territoires.
Je décidai de ne plus aimer.
Je croisai assez vite un chauffeur de taxi. M. Bitard Eugène. Je n'ai su
son nom qu'après la rupture. Gris comme la ville où il officiait,
M. Bitard. J'entrai dans les brouillards et me remis à fumer. Eugène
me trouva un emploi à la poste. Je triai le monde entier par secteur, en
blouse nylon bleu électrique. Je faillis me mettre à boire. De temps en
temps, je lisais le courrier, aux heures de pause. Je fauchai des
timbres. On me muta aux tampons. J'avais les doigts sales et le teint
racorni sous les néons de l'administration. Noël vint. Je fis le sapin et
les guirlandes, tout comme il faut, la crèche et les santons. Les petites
lumières qui clignotaient me rappelèrent que c'était jour de fête.
Auprès d'Eugène, j'avais le bourdon. Je raccrochai la blouse aux
patères de la poste, et pris sur un coup de tête mon vieux vélo.
C'est là qu'arrive Paulo.
« M. Bitard est un connard. » C'est Paulo qui chantait ça. Quand il
broyait du noir. Car Paulo était jaloux de M. Bitard. Paulo était poète
le dimanche. Il aimait, il disait, les odeurs synthétiques. Paulo était
jaune et vaniteux. Les cheveux vieux-cuivre. Mais il avait du verbe. Il
m'appela, un soir où il avait bu son Erato de supermarché. Et le
lendemain, à peine dessoûlé, me traita de popotin de province. Je le
quittai sur-le-champ, sans avoir trouvé rien à lui répliquer.
Je manque de rancune. Et je n'ai pas de répartie.
La vie alors entra en léthargie. Je me fiais pourtant à mon étoile. L'été
était venu. Je plongeais tous les soirs, vers onze heures, dans les
constellations. Je me fis draguer, sur la plage, par Emile. Il me dit
vous regardez Orion. Non monsieur, lui dis-je, je cherche Vesper.
C'est paraît-il orange. Sur le bleu nuit, ça devrait se voir. Un mage un
soir m'a dit que c'était mon signe. Emile avait chez lui un téléscope.
Nous allons chez Emile. Je colle mon oeil à l'oeilleton. Emile me
montre tout. Les oeuvres célestes et les oeuvres terrestres. En plein
jour, Emile était fade et sans attrait, la nuit, sous le feu du ciel, on
aurait dit un ange. Il habitait un sombre studio sous les combles et
mangeait des corn-flakes. J'avais quitté Albert, celui qui s'en allait
chaque jour piocher les ténèbres de la terre. J'étais tombée sur Emile,
celui qui chaque nuit pointait sa lunette sur la voûte éternelle. Albert
épuisait à coups de pioche les noires veines infernales. Emile et moi
assistions, soir après soir à la renaissance des astres. Notre union dura
ce qu'elle dura. Emile était très mou et il lui manquait deux doigts.
Je suis née en temps de paix, je n'aime pas les conflits. La preuve,
avec Paulo. Mais je n'aimais pas Paulo. Je connus l'amour, la guerre et
la défaite avec mon acrobate, qui m'arracha aux huit doigts d'Emile.
J'avais, de mon passage chez l'astronome, appris que le ciel était noir,
de jour comme de nuit. Ces connaissances nouvelles m'avaient donné
le tournis. L'acrobate me fit dégringoler. Imaginez l'athlète. Ernest,
dit Mario, acrobate vulgaire au cirque Lulu. L'homme qui aimait les
paillettes et les lumières d'artifice. Et les flonflons. Et les hourras.
J'étais venue voir les tigres royaux et les éléphants blancs, je repartis
avec Mario. La lumière semblait sourdre de son corps, se laissait
prendre au piège des strass du maillot léopard, comme je me laissai
prendre moi-même au piège de sa puissante musculature. Je vécus
quelques jours chatoyants mais ce bonheur express ne tarda pas à se
décolorer. Mario me trompait avec Pyrame, le dompteur manchot aux
yeux verts. J'osai dire ma rancune, je reçus une taloche. De la main de
Mario. Elle m'envoya rouler-bouler près de la cage aux lions. Je
revins, esclave et soumise. Mario me reprit et m'imposa Pyrame.
Pyrame était vilain. Je subis sans gémir. Le monde m'apparut moche,
pour la première fois de ma vie. Et complètement factice. Enjolivé
pour perpétuer la race. Je pensai mourir. Je repensai à Jules, à son
teint laiteux de mort, au-dessus du costume noir rayé gris. Il était
beau. Je fermais les yeux longuement, fascinée par le souvenir vivant
de cette face qui semblait avoir bu à elle seule toute la lumière du
jour. Je rêvai de lui, une semaine entière, debout dans la clarté douce
et pâle de l'éternité. Des lanternes blanches et rondes diffusaient un
éclat sourd sur ce gentil Jules, que j'avais, je l'admets, oublié un peu
vite. Une semaine entière, je crus bien que j'allais finir par aller le
rejoindre. La nuit me réconciliait avec moi-même. Je me sentais
meilleure. L'espoir s'éteignait au matin. Je retombais alors dans l'ici-
bas. La caravane bariolée et les fourrures synthétiques de Mario,
l'acrobate du cirque Lulu, devinrent mon enfer personnel. Je perdis
ma dignité. Je dévalai la pente. Je fus sauvée par Mimi, la souris
blanche, qui s'attacha à moi. Pour elle et ses yeux roses, je remontai
les étages. Et m'enfuis. J'atterris dans les neiges éternelles. Mimi
mourut par moins trente-cinq. Je l'enfouis dans un petit mouchoir à
carreaux mauves qui me venait de ma mère, à l'ombre bleue d'un
grand sapin. Je pleurai. Mes larmes tombaient une à une, creusant des
ruisseaux de douleur dans la croûte de glace. Mais il me fallait vivre.
Mario m'ayant appris les rudiments du métier, je pus me produire
chaque soir, au casino. Entre l'avaleur de sabres et le contorsionniste.
Le mangeur de lames était un faux Chinois, en fourreau satin vert
jade. Le contorsionniste un vrai Hongrois, en collant tout blanc. Je
balançais, chaque soir, entre onze heures cinq et onze heures quinze,
mes cinquante kilos de velours violet sous l'oeil indifférent des
dîneurs en smoking. Une nuit, le faux Chinois se planta la lame en
travers du gosier. Mon choix fut facile, je m'embarquai le lendemain
avec le contorsionniste aux cheveux de sable. Le printemps rever-
dissait le paysage.
Sans le vouloir, je prenais de l'âge. Je revis, un jour par hasard,
Planton. Mon nomade grisonnait. Son oeil était pâle. Il parlait de se
poser. Il avait loué un pavillon rouge brique, sous un toit de tuiles
neuves. Avec des rideaux bonne femme aux fenêtres. Et la télé
couleur. Il me demanda d'oublier sa fuite, à l'automne, dans la
châtaigneraie, et de m'enfermer avec lui à Suresnes. Il avait même un
jardin. Et trois pots de bégonias. Le projet ne me tentant guère, je
m'installai avec le Hongrois, au bord d'un fleuve aux larges courbes
jaunes et commençai la botanique.
J'entrai dans l'existence nouvelle de la contemplation. Entre deux
contorsions, mon amant apprenait ma langue et à tresser des petits
paniers qu'il vendait au marché. Une voie pastorale s'ouvrait à nous.
Nous vivions en plein jour. A l'ombre d'un grand cèdre, je regardais
des heures durant les couleurs errer sur le fleuve. La nature entrait en
moi. Je m'y donnai à fond, rassurée sur mon compte. Je prenais
racine, c'était bon signe. Mon herbier était presque rempli. Il me
manquait trois planches. Le plantain moyen, le bluet vivace et la
petite bourrache.
Je goûtai, je peux le dire, sans peur du ridicule, l'harmonie. Au
premier hiver, à la première bronchite, et à la première dispute avec
mon Slave, je détestai la campagne. Il y avait fête au village, ce soir-là.
C'était veille de marché. La production en osier avait un sérieux
retard. Il fallait dans la nuit tresser en jonc des marais vingt-huit
coffrets, cinquante bannettes et le même nombre de corbeilles. Jeannot
tenta de me retenir. Rien n'y fit. J'étais têtue. Déterminée. Je voulais
sortir. La vie m'appelait plus loin. Et j'étais fatiguée de la vannerie et
de l'osier. Je fis mes valises.
J'avais entre-temps adopté Raymond, un chien bicolore sans grâce et
qui louchait d'un oeil, et trouvé la bourrache. Je repartis pour la ville,
dans un autocar jaune, et tentai de voir clair dans ma vie. Elle oscillait
sans arrêt entre l'ombre et la lumière. Instable et bougeante comme
les rayons du soleil qui jamais ne se fixent en un quelconque point
pour toujours. Chaque homme m'illuminait à sa manière, comme la
clarté solaire illuminant n'importe quel objet de la création.
C'était vexant.
A peine m'étais-je formulé ces critiques que je m'amourachai sans
réfléchir de Toto, tatoué peu ordinaire. Il avait sur sa peau, tout en
encre bleue, le portrait d'un autre homme: de celui qu'il aurait voulu
être. Ce qui faisait que quand on regardait Toto, on ne savait jamais à
qui on avait affaire. C'était tellement fatigant que j'allai me reposer un
temps avec Nico. Un balourd blanchâtre qui repartirait du monde
comme il y était venu. Il était au chômage et s'adonnait au tiercé, tous
les dimanches matins. Au loto le mercredi. Et au rami le dimanche,
avec son frère jumeau. De quatre heures à sept heures. C'était
invariable. Nico était ce qu'il était. Mais son plus grand défaut, c'est
qu'il n'était pas gai. Je n'aimais pas non plus son papier à fleurs. Des
volutes d'un rouge-bleu intense qui me filaient des inquiétudes. Ces
choses-là ne s'expliquent pas. Je répondis un jour à une petite annonce
qu'un certain Victor avait fait passer dans le journal du quartier.
On me fixa rendez-vous au musée. Devant un tableau intitulé Triangle
orange sur fond vert. J'achetai le catalogue et cherchai l'oeuvre. Elle y était,
page 38, salle XII. C'était un grand tableau, très simple, représentant en
effet un triangle pointe en bas sur fond vert. Devant se trouvait un
homme en chemise hawaïenne et short fluorescent. Monsieur Victor?
demandai-je en clignant des yeux devant le choc chromatique que me
causait le spectacle. Non, me répondit-on, je m'appelle Antoine. La
lumière d'un ciel citadin nous dégoulinait dessus, par les grandes
verrières du plafond. Victor avait du retard. Je tournai le dos au triangle
et me trouvai face à un rond rouge mal peint sur du bleu écaillé. Je me
penchai pour regarder la date. Je n'aimais pas ça, mais vraiment pas. Ça
me rappelait le papier peint de Nico. Je refis volte-face. Antoine et son
short exotique étaient partis, remplacés par un très petit homme en noir
à très petite tête toute blanche. C'était Victor. Il avait une barbiche. Il
cherchait une muse. Victor, voyez-vous, pétrissait la glaise et la terre,
vous torturait tout ça avant cuisson, il détestait le plastique et le monde
qui le portait, la société moderne, il était tourmenté, il vivait malgré lui,
ne s'habillait qu'en sombre, tenait à rester pauvre pour l'intégrité de sa
personne et de son oeuvre, il surestimait le malheur, et avait en plus de
tout ça un poêle à bois. En plein treizième. Préférant le contemporain, je
m'échappai, au crépuscule.
Le cirque Lulu était de retour en ville, avec son chapiteau flamboyant
dans le soir et ses fanfares. A l'entracte, on me dit que Pyrame s'était donné en pâture à
ses lions, après avoir lardé de trente-six coups de
couteau le corps parfait de son amant Mario. Apprenant ça, je ne pris
plus de plaisir aux voltiges et le lendemain teignis en noir tous mes
habits. Je vécus recluse pendant deux mois. Osai le gris un beau
matin et renaquis sous le regard avide d'un chef de cuisine. Il
m'engraissa. J'appris à lier les sauces. A faire des roux. J'avais tout
pour être heureuse. Prosper, un jour de fermeture, mit la radio, tira
les rideaux et me fit un enfant dans la chaleur torride d'un après-midi
d'été. La brise du sud gonflait les rideaux pourpre. J'avais toujours le
chien Raymond, dont l'oeil torve ne s'était pas redressé. Il n'aimait
pas Prosper. Nous nous mariâmes à la mairie, un samedi matin. Moi
tout en rose. Il plut à la sortie, d'un ciel tout sombre. Le soleil vint
frapper les feuilles humides des platanes et j'aperçus l'arc-en-ciel.
Deux jours après, mes pantoufles lie-de-vin à bordure de cygne
glissèrent dans l'escalier encaustiqué. Je fis une chute de deux étages.
Et le soir même, celui que Prosper voulait appeler Modeste acheva
son bref itinéraire dans une hémorragie subite. J'en tombai malade,
faillis mourir. Mais le destin me sauva. Revenue de l'hôpital, Prosper
m'envoie chez mes parents. Je tombe en pleine noce. On mariait ma
sour à un gendarme. L'accueil fut froid, il faut bien le dire. Je dansai,
après le banquet sous les feuillages, avec Marcel, lointain cousin que
je n'avais pas revu depuis le temps des barboteuses. Fidèle à Prosper,
je refusai les avances de Marcel. Il naviguait, m'apprit-il, depuis l'âge
de vingt ans. Il portait en lui le trouble de la mer. Je résistai. Deux
jours passèrent. Je reçus une carte postale, en noir et blanc, de
Prosper. « Tout allait bien pour lui. Mme Simone, la caissière, avait
acheté un pot d'hortensia bleus qu'elle avait mis sur le comptoir. »
Marcel revint me voir. Il m'apportait son album. Coucher de soleil
flamboyant sur l'océan Indien. Saphir des mers tropicales. Sépia des
côtes africaines. Marcel bronzé, de trois-quarts nu. Je manquai d'air.
La lune rousse au firmament de je ne sais quelle contrée. Il me prit en
photo dans le jardin, devant le jet d'eau, dans ma robe verte.
Le lendemain, deuxième carte de Prosper. «Les hortensias, manquant
d'eau, avaient viré pisseux. » Marcel revint à la charge. La porte de la
maison lui était ouverte. Il était de la famille. Il allait repartir. Il offrit
à Raymond un collier rouge à clous dorés et la laisse assortie.
Troisième carte de Prosper. « Les hortensias ressuscitaient. Il avait
coupé trois têtes. Un bouton lilas venait de naître, qu'il arrosait quatre
fois par jour. »
Marcel m'offrit une robe à pois. Il embarquait dans trois jours.
Quatrième carte. « Le bébé hortensia, trop arrosé, venait de mourir
noyé. » Qu'il était dur de trouver la dose idéale! On arrosait toujours
trop ou pas assez! Marcel embarquait le soir même. Je passai deux
heures sur mon lit, le nez dans l'édredon bouton d'or, à pleurer
d'indécision. Raymond dormait sur le fauteuil. Un petit enfant
sanglotait dans la cour. Un coq, quelque part, s'était mis à chanter. Le
soleil mourait doucement. A cinq heures, il toucha la tête de mon lit.
La lumière chavira dans l'orangé. A cinq heures trente, en robe à pois,
Raymond en laisse et valise à la main, j'attrapai le train et me rendis
au port. Marcel et son chalut s'éloignaient déjà dans les brumes du
couchant.
Je m'assis sur mes bagages. J'avais trahi Prosper. La nuit me tomba
dessus. Toute vert-de-gris. Un matelot inconnu me prêta sa veste. Je
bus un calva au café, pris une chambre à l'hôtel et trouvai le soir
même trois cheveux blancs dans mon chignon. Fenêtre ouverte, je
contemplai l'eau phosphorescente, la silhouette noire du môle et les
éclats tournants du phare. Je me fis serveuse et pus m'offrir au bout
d'un mois la traversée.
Je parcourus le monde toute seule à la recherche de Marcel. Raymond
suivait. La robe à pois vieillit. Je ne vis rien ou pas grand-chose. Je
courais. Je ne rêvais plus. Sauf de Marcel. Que je passais mon temps à
rater. Je débarquai un beau matin au pays de Sélim. C'était tout jaune
pelé écrasé par des cieux pâles. Je me tapai même le désert, c'est pour
vous dire. Dans un souk, Raymond se fit barboter sa laisse et son
collier à clous. Puis le lendemain, c'est Raymond lui-même que je
perdis.
Je le cherchai partout. J'en oubliai Marcel. J'étais fauchée. Je connus
un homme dont j'ai oublié le nom. Il avait les yeux verts. Et quatre ou
cinq épouses. Ce n'était pas mon genre. Je repartis à zéro et retrouvai
Raymond, un vrai miracle, errant sur un quai grouillant de monde et
empestant la frite. Je ne croyais à plus rien. Ou à si peu de choses.
J'étais lasse. A quoi m'avait servi de divaguer comme une mendiante
aux quatre coins de cette terre qui n'avait rien à m'offrir que les coups
de langue d'un chien? Au quinzième mois, je rentrai chez nous.
Marcel revenu revenait de partir. Je voulais voir du vert mais l'hiver
avait tout balayé. Je dus me contenter de toute la gamme des bruns.
Le blanc était sale. Le gris uniforme. Et le noir tout bouché.
Cette tristesse ambiante allait avec mes vieilles douleurs. Je me remis
de mes voyages, de mes chagrins un peu et ne tardai pas à
m'ennuyer. La pluie tombait depuis douze jours. Je pris mauvaise
mine et j'eus soudain envie de revoir Prosper. Ce qui n'était pas son
cas. Ma vue ne lui causa aucun plaisir, il me jeta même dehors, sous
l'oeil noir et satisfait de Mme Simone. La caissière avait été promue
patronne en mon absence et tendait fièrement, il fallait voir, de ses
gros seins l'angora mauve hortensia de ses pulls trop moulants. Notre
union fut dissoute. Je me retrouvai libre.
Libre de quoi? Je me le demande. J'avais perdu Prosper en
pourchassant Marcel. J'avais gardé de mes périples une inconsolable
fatigue. Je pensai me faire psychanalyser, un moment. C'est alors
qu'entra dans ce qui me restait de vie un New-Yorkais poivre et sel. Il
se disait gangster, portait jusque dans son bain des lunettes noires.
Un chapeau blanc rabattu sur le front. Il avait des bijoux partout. Et
une tache de vin sur la joue. Il me voulut blonde. Je me fis teindre en
blonde, puis en auburn et, en le quittant, revins aux origines. Le roux
flamboyant fut un moment à la mode. J'y tâtai comme tout le monde
et décrochai grâce à ça un emploi de barmaid aux « Trois
Capitaines ». Le patron me dit: «Tu t'appelleras Agatha. » Je vivais à
l'hôtel. Ma sour débarqua, un soir, à sept heures. Elle avait fui le
domicile conjugal. Le gendarme la frappait, tous les jours à la même
heure, et ce depuis deux ans. Je la présentai aux « Trois Capitaines ».
Elle ne fit pas l'affaire. Elle avait, nous dit le patron, une tête de
victime, et dans la boîte on n'embauchait pas les gens affublés d'une
tête de victime.
Le temps continuait à passer. J'avais six rides de plus.
L'oncle Léopold finit par mourir. On attendait ça depuis si long-
temps. J'héritai de son piano. Ma soeur eut l'auto. On fit un échange.
Je repeignis l'auto en rose, pour me porter chance et me fis emboutir
le deuxième mois. Mon bien passa à la ferraille. J'en tirai deux mille
francs. Ma soeur vendit le piano et alla retrouver son gendarme.
J'anticipe. Il lui fit quatre enfants, tous rouquins, et recommença à
cogner de bon coeur.
J'ai vécu seule. J'avais, de temps en temps, par ma famille, des
nouvelles de Marcel. Il sillonnait les mers. Il passa par Paris. Je n'en
fus pas avertie. J'allai devant chez Prosper, incognito. C'était plein
d'hortensias roses et bleus en vitrine. Ça s'appelait « Chez Prosper et
Simone ». On avait repeint la façade en lilas et filets outremer.
Je peux le dire, j'eus de l'aigreur. Surtout quand apparurent sur le
trottoir d'en face Prosper, avec une belle moustache, tenant le bras de
Simone qui tendait en avant un ventre gros comme dix têtes d'hor-
tensias en bouquet.
C'est à ce moment que je décidai de les rechercher tous.
Je me fis une liste. C'était brillant. Joujou avait six gosses. Jules était
mort. Mario aussi. Pyrame de même. Paulo marié. Emile à l'hôpital.
Une histoire de vessie. Prosper futur papa. Eugène dans le coma,
après un accident de taxi. Sélim expulsé de France. Planton de
Suresnes seulement. Il était, me dit-on, dans un asile sinistre. Lui, le
voyageur. Albert, ça ne m'étonna pas, avait réépousé sa femme.
Jeannot, en plus des paniers, peignait maintenant des abat-jour et
vivait dans les collines avec une brune qui venait d'être grand-mère.
Victor avait deux ulcères. Quant à Nico, il avait gagné trois cents
francs au loto. Le plus beau, c'était Toto. Lassé de vivre avec son
double tatoué sur l'épiderme, il avait fait gommer l'intrus. Il était
maintenant rouge vif, l'opération ayant raté. On envisageait
sérieusement une greffe. On cherchait des donneurs. Je me sentais
bonne. Anonymement, j'offris dix centimètres carrés de mon dos à
Toto, bien qu'il n'eût jamais pensé à me donner quelque chose.
J'oublie l'Américain, il était chez les fous.
Marcel était en Chine. Marcel était au pôle. Marcel était sur mer.
Marcel était ailleurs. J'avais une photo de lui à dix-huit mois. La seule
que je pus trouver dans les albums. Je l'avais encadrée et mise dans la
cuisine.
L'existence ne me pesait pas. J'en étais absente. Je tricotais beaucoup
en ce temps-là. Uniquement du vert d'eau. Et je travaillais le point
mousse. Voyez comme c'était bête. Et je lisais dans le journal le
mouvement des navires.
Deux mois passent. Prosper m'appelle. Il voulait, me dit-il, me
montrer ses bambins. Simone lui en avait fait trois d'un coup. Il
m'avait pardonné. J'aime les réconciliations. Je trouve ça épatant.
Toute repentante de ma trahison antérieure, je me jetai, pour les
enfants de Prosper, à corps perdu dans la layette. Damiers, jacquard,
torsades, point de riz, je fis tout en bleu azur, tout en pleurant sur
l'ouvrage. C'était gênant. Je perdais des mailles, ratais des rangs. Je
me calmais alors et puis recommençais. Le trousseau achevé, on
m'invite à manger. Il y avait de tout sur la table. Simone était obèse et
dormait au dessert. Elle alla faire la sieste. Prosper en profite pour me
pincer. Il voulait me revoir. Il avait des envies. N'étais-je pas là pour
ça? Je me laissai faire, je voulais tant qu'on m'aime! J'eus la jaunisse
quinze jours après. Il y avait vraiment de quoi. Je réalisais que j'avais
résisté à Marcel à cause du cuistot, que j'avais cru fidèle, amoureux et
sincère. Il m'avait jetée dehors croyant avoir été trompé, alors que
j'étais innocente. Et trompait à son tour sans la moindre vergogne
l'ex-caissière devenue patronne, engraissée aux pâtés. Je l'avais
échappé belle mais j'avais, à cause d'un con, raté et reraté Marcel.
Rétablie de mon ictère, je me fabriquai deux robes, une rouge, une
noire, une longue, une courte, une à froufrous, l'autre toute simple,
avec juste un volant, et décidai de m'amuser. Je fréquentai les bals
assidûment, les dancings pour dame mûre. Je voulais me marier.
Pour de bon cette fois. Et oublier Marcel, pour de bon là aussi. J'eus
plusieurs soupirants. Je voulais du sérieux. L'été passa. Puis
l'automne. Le printemps revint. En juillet, je n'avais toujours pas
choisi. Il m'en restait deux. Théodule et Walter. Je commençais à me
friper. Je devais me décider. L'un était veuf. L'autre vieux garçon.
L'un était brun. L'autre était blond. L'un était comptable. L'autre
employé. L'un avait un F3, l'autre un F3, avec un grand balcon.
L'un avait cinquante-six. L'autre cinquante-sept. L'un aimait la valse.
L'autre le clairon. L'un le football, l'autre la pétanque. L'un avait une
moustache, l'autre un petit bouc. L'un m'aimait en rouge. L'autre
m'aimait en noir. L'un embrassait mal, et l'autre vraiment pas bien.
Août vint. Un mois d'août vraiment très frais. Tous les jours, des
ondées refroidissaient l'atmosphère. Ils m'invitèrent l'un et l'autre à
la mer. Je comparai les hôtels. « Les Mouettes », c'était vraiment très
bien, c'était à dix minutes de la plage le charme d'autrefois allié au
confort d'aujourd'hui. « Brise marine » n'était pas mal non plus,
c'était le passé retrouvé à deux cents mètres des rochers.
De quoi avais-je besoin? Je n'en savais rien moi-même.
C'est là qu'arrive ce qu'on n'attendait plus: une carte de Marcel!
Je refuse Théodule. Et Walter le lendemain. Marcel était de retour. De
passage au pays. Sa carte venait de loin. On voyait une maison basse
aux couleurs toutes faussées. Le sol était rouge. Et le ciel si foncé
qu'on aurait dit la nuit. J'aurais dû me méfier, renifler le danger. Mais
le timbre était joli. Il écrivait: «Ma chère Blanche, mon bateau accoste
le 15. Le 16, je suis là, content de te revoir. Je t'embrasse. Ton cousin
Marcel. » Le 15, j'étais en transe. Je dus prendre un calmant. Je ne
dormis pas de la nuit. Je fis un rêve affreux. Je ne rêvai que de rouge.
Je m'éveillai en sueur.
Le 16, à l'aurore, je suis presque prête.
J'ai mis la robe à pois, restaurée, repassée.
J'attends, raide comme une momie. J'ai l'estomac retourné. Marcel va
me trouver moche. J'ai cinq kilos en trop. La figure affaissée. Les
épaules qui se voûtent. Le chignon amaigri. J'écrase une larme. Je me
mets du rouge. Du bleu aux yeux. Du rose aux lèvres. Puis j'efface
tout. Je mets du brun là. Du vert ici. Et du rouge pour finir. C'est déjà
mieux. J'enlève le vert, j'essaye le noir. J'ai l'air tragique. Ma bouche
est molle. Mes fesses aussi. Je me couche au sol, je fais dix abdo-
minaux à la suite, puis je me relève, me tire les joues, me fouette les
bras, me lisse les jambes, me remonte les seins, j'essaye le collier à
boules émeraude, la chaîne en or avec une croix, je rentre le ventre, je
ne respire plus. Un petit foulard, dans les jaunes vifs. Je hais mes
pieds. Je bois deux cognacs. Je recommence les mouvements. Trois
pompes. Deux jetés battus et six ciseaux. Je suis lamentable. J'écrase
une larme. Puis un fou rire. Je calcule de tête le temps perdu. J'ai mal
partout. Je n'ai plus de souffle. Je ferme les yeux. Je suis en pelote.
C'est l'émotion. J'enlève tout : le vert, le rouge, le noir, le foulard
jaune, la chaîne dorée, la croix et le collier à boules vertes. Le soleil va
se lever. Je suis comme je suis.
Marcel revient. Du temps a passé. Il n'y a pas échappé lui non plus.
Ce serait injuste et pas logique.
Je suis sereine, jusqu'à dix heures. De dix à onze, je reste prostrée. Sur
le tabouret bleu, dans la cuisine, sous la photo. La chaleur monte. Je
mets la radio, tourne le bouton puis éteins tout. Je guette les bruits.
J'ai dû dormir de douze à treize. Je me ronge un ongle une heure
durant. A quinze heures, le ciel se couvre. Il fait très sombre. Le vent
se lève. Il tombe des gouttes. Je mets un gilet. Je vais à la fenêtre. Il
pleut. Marcel se fera mouiller. Les cloches sonnent, il est quatre
heures. Il pleut très fort, il pleut moins fort. Le bruit s'estompe. Les
nuages passent. L'orage s'en va plus loin vers l'est et le soleil revient.
Les gravillons de la cour luisent. Je m'amuse à compter leurs
couleurs : beige un, gris deux, blanc trois, rosé quatre, verdâtre cinq,
blanc six, noir sept. A l'ombre de l'arbre, il y a violet huit, bleu nuit
neuf, gris souris dix, marron-rouge onze. C'est la fin de l'été.
Raymond me rejoint, renifle l'ambiance. Ça sent les feuilles, la terre
pourrie, l'automne arrive. Tu perds tes poils, Raymond. J'entends un
train passer. Raymond dresse le nez. Je me vois à onze ans, avec le fils
du libraire. Il était très petit. Il avait des chaussettes à rayures trico-
lores, et toujours quelque chose à manger. Et puis du rouge dans les
oreilles, du mercurochrome pour assécher ses croûtes. Ça venait de sa
mère. La mienne ne va pas bien, m'a dit papa, qui ne va pas mieux
non plus, m'a dit ma soeur, que le gendarme décoré il y a peu
continue à cogner, me dit maman. Il y a dans l'arbre des petits fruits
rouges. Encore un train. J'attends Marcel. Le ciel est limpide à la
tombée du jour. Marcel tarde. Raymond a faim. J'ai oublié ses
nouilles. C'est l'émotion.
A minuit, il est venu, à la nuit noire! Un vrai revenant. On frappe.
J'ouvre. Marcel est là, juste devant moi. Je te reconnais. C'est bien toi!
Je te retrouve enfin, enfin tu es rentré! Je te tends la main, soudain
timide. Je ne sais que dire. Tu fais un pas. Je vois alors ma soeur. En
blanc. Ma soeur ici? Je lui trouve l'air louche. Raymond aboie.
Ça tourne au pire. J'ai l'habitude.
Voilà, c'est simple. Ma soeur a fui pour la deuxième fois la maison du
gendarme et elle s'en va avec Marcel. « Gilbert est à nos trousses »,
explique ma soeur. Le gendarme est fou, il crie qu'il veut tuer tout le
monde, toute la famille. Ils embarquent demain à midi pile. En
attendant, ils cherchent asile.
Marcel me dit : « Je l'ai dans la peau. » Et elle insiste « Moi, c'est
pareil. » De l'aide, ils sont venus me demander. A moi! A moi toute
seule! A personne d'autre! Que je les cache! L'idée est bonne et
astucieuse! « Tu as parcouru le monde après Marcel, tout le monde
sait ça », me dit la niaise. Marcel se tait. « C'est le dernier endroit sur
terre où Gilbert pensera nous chercher. » Ma soeur sourit. Marcel
aussi. Ils sont contents.
J'ai raté mon destin. Je commence à le croire. Je leur offre mon lit. «Et
tes petits? » je dis, d'une voix fêlée, sans manigance. Ma cadette
s'effondre. «Je sais bien, dit-elle, mais j'aime Marcel. C'est toute ma
vie. » « Et toi, ça va? » me dit Marcel. Je suis sans vie. J'attrape
Raymond, le colle à moi. J'ai chaud au ventre. C'est déjà ça. Je
réponds oui, que ça se voit bien, non? que je vais très bien, que je n'ai
jamais été si bien. Le bien-être à ce point-là, ce n'est plus du bonheur,
c'est de la félicité. J'ai tout perdu et rien gagné.
J'ai mal au cour. Je veux me coucher. Je veux m'en aller.
«Tiens, à propos, il continue, j'ai un cadeau. » Il me sort une photo. Il
me la donne. C'est moi, en vert devant le jet d'eau. « Fais voir, s'écrie
ma soeur, tu as toujours fait vieux. Même à l'époque, pas vrai,
Marcel? » Ça la fait rire. Raymond la mord. Bravo, Raymond! Ma
cadette hurle. Elle perd du sang. Marcel s'effraie. «Il est malade! Faut
le faire piquer! » Je tiens mon chien, contre mon flanc, qui leur
présente ses crocs et aboie en même temps. «Mets-le dehors », me dit
Marcel. Raymond lui happe le gras du bras, et tire. « Saleté de
clébard! » Marcel regarde sans y croire le morceau qui lui manque.
Ma soeur et lui se mettent à trépigner, à hurler, à m'abreuver
d'injures. Ils veulent la peau de Raymond. Marcel sort son couteau.
Vas-y, Raymond! Je lâche la bête. L'affreux carnage! Ma soeur
ruisselle de sang. Marcel est en lambeaux. « Elle est malade, faut
l'enfermer! Marcel, à l'aide! Chéri, au secours! » Ma soeur pleure de
peur. Marcel se met devant elle, Raymond attaque sans se fatiguer.
Moi, je n'en peux plus, je me laisse tomber sur un pouf, j'ai les jambes
fauchées. Raymond va les tuer. Il faut agir. Faire quelque chose,
rappeler le chien. La leçon est juste, mais il en fait mille fois trop.
Suffit, Raymond », dis-je sans force. Raymond s'arrête. Chacun
respire. Je crois l'horreur finie quand elle ne fait que commencer.
Quelqu'un en effet pousse la porte, qui s'ouvre soudain en grand.
C'est le gendarme, il a suivi les deux fuyards, il est monté, il est entré,
il tire sur mon cousin, l'achève sans sommation. «Reviens! » crie-t-il
à ma soeur. «Jamais! » Il tue ma soeur, puis s'éclate le cerveau.
Hier, j'ai rêvé d'Amédée. Amédée, je l'ai rencontré, il y a deux jours,
en allant visiter Marcel, ma soeur et le gendarme. Amédée visitait son
épouse. Le ciel était tout bleu. Nous marchions côte à côte dans l'allée
ratissée. Il avait des oeillets, moi des roses écarlates. Le sable était très
blanc. Les cyprès d'un vert sombre. J'avais une jupe à fleurs et le haut
assorti. Les quatre enfants de ma soeur suivaient l'un derrière l'autre,
du plus petit au plus grand. Leurs cheveux roux flambaient dans la
lumière de quatre heures. Amédée me dit : « Je suis veuf mais pas
inconsolable. Que diriez-vous de venir samedi? J'ai une cabane au
bord du lac. A l'automne, c'est joli. On cueillerait des myrtilles. On
ferait du vélo. Je suis plombier en semaine. J'habite un pavillon. J'ai
une niche pour votre chien et deux chambres pour vos gosses.
Louisette est morte en mai. On est presque en novembre. Dites oui, je
vous en prie. Je vous en prie, dites oui. »
J'ai déposé ma gerbe. J'étais venue là pour ça. Amédée qui allait faire
de même, hésite, se reprend, se tourne vers moi, me tend le bouquet
d'oeillets. «La vie avant tout », fait-il la main tremblante. Il n'y a qu'à
moi qu'on ose offrir des fleurs achetées pour une autre! Une défunte
qui plus est!
J'accepte les fleurettes. Après tout, c'est dimanche. Mes neveux
attendent. Il leur faut un papa, et à Raymond un maître.
J'ai cinq ou six journées pour lui donner réponse.
Je pèse les données.
Je n'aime pas le vélo.
Mais j'aime bien les myrtilles.
Je suis folle des myrtilles.
Mais je hais tant le vélo.
Je n'aime pas le vélo.
Mais j'aime bien les myrtilles.
( 1991 )